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Le capitalisme : dette et méchants
jeudi, 24 octobre 2013 / Simon Barthélémy

« Dette », de David Graeber, Les Liens qui libèrent, 624 p., 29,90 euros.

Cette somme court de l’invention du crédit en Mésopotamie à la crise des subprimes, cite Rabelais ou le Rig-Veda (les hymnes sacrés de l’Inde) et offre une puissante réflexion historique et morale, l’humour en prime. Surprise, c’est un succès : 100 000 exemplaires vendus aux Etats-Unis, autant en Allemagne. Car David Graeber, anthropologue, prof d’économie à l’université de Londres et instigateur d’Occupy Wall Street, démontre comment l’adage « Chacun doit payer ses dettes » a deux poids et deux mesures. Dans certains Etats américains, une personne endettée peut aujourd’hui être jetée en prison alors que sa banque est renflouée par des fonds publics. Et quand les créanciers et le Fonds monétaire international étranglent la Grèce ou le Portugal, Washington relève son plafond de la dette – de 5 000 milliards de dollars en 1996 (3 700 milliards d’euros) à 16 700 milliards en 2013 (12 360 milliards d’euros). Parmi les créanciers, Pékin ne réclame pas (encore) ses intérêts, le déficit américain servant à acheter made in China – des Iphones notamment…

Tenir le pistolet

L’Allemagne, le Japon ou les pays du Golfe sont, eux, « presque tous des protectorats militaires américains de fait », bénéficiaires des dépenses militaires, financées par la dette US. Moralité : mieux vaut tenir le pistolet quand on est endetté ! En 1971, la guerre au Vietnam est un gouffre financier ? Le président Nixon dévalue en enterrant la convertibilité en or du dollar. Depuis, la monnaie est totalement dématérialisée, mais cela n’a rien d’inédit, rappelle David Graeber. N’en déplaise à l’économiste Adam Smith, selon lequel le troc a précédé la monnaie et le crédit, on sait qu’en 2400 avant notre ère les prêts à intérêt étaient si répandus au Proche-Orient que des amnisties étaient régulièrement décrétées pour effacer les dettes du peuple, synonymes d’asservissement. Or, les premières pièces connues datent de - 600. En Grèce ou en Inde, les Etats font battre monnaie pour payer leurs soldats, et font émerger l’économie de marché (eh oui) pour entretenir l’armée. Les conquêtes apportent du butin et surtout des prisonniers, qui remplacent au pays les « asservis pour dettes ».

Guerre-monnaie-esclavage

L’anthropologue voit dans ce triptyque guerre-monnaie-esclavage un moteur de l’histoire. Hernán Cortés conquiert le Mexique pour honorer ses créanciers ; puis les conquistadors usent de l’esclavage et du péonage – un travailleur détenu doit payer à son patron des dettes contractées pour pouvoir vivre sur place, système toujours en vigueur dans les ateliers-bagnes asiatiques ou les chantiers du Qatar… « C’est le scandale secret du capitalisme : à aucun moment il n’a été organisé essentiellement autour d’une main-d’œuvre libre », juge David Graeber. Mais « les insurrections paysannes, du Chiapas au Japon, ont régulièrement revendiqué l’effacement des dettes au lieu de se concentrer sur des problèmes structurels comme le système des castes ou même l’esclavage ». Pour ce partisan d’un jubilé de la dette, la crise écologique et sociale doit entraîner une vraie remise en cause du sens de l’économie, via, par exemple, la semaine de 20 heures. —


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