https://www.terraeco.net/spip.php?article51599
Luc Jacquet, la science du film sensible
jeudi, 24 octobre 2013 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

Avant d’avoir le coup de foudre pour la caméra, le réalisateur de « La Marche de l’empereur » s’était construit une impeccable culture scientifique. Esprit en éveil, il témoigne avec candeur de la splendeur naturelle. Avec, en arrière-plan, l’espoir d’aider à la préserver.

« Après l’oscar de La Marche de l’empereur, les défenseurs de chaque espèce sont venus me voir pour faire un film sur tel ou tel animal. Je les ai tous eus. Vous pouvez décliner le bestiaire de A à Z. » D’abord, Luc Jacquet leur répond que non, il n’a pas les sous et que non, aucun producteur ne pariera sur un panda, un requin, ou un arbre, même centenaire. Puis il se dit : « Je vais imaginer un système qui me permette de financer ce qui est, a priori, infinançable mais nécessaire à la compréhension du monde dans lequel on vit. » C’est ainsi que naît Wild Touch, association qui œuvre à protéger la nature en produisant des films. Son premier bébé, Il était une forêt, verra le jour en salles le 13 novembre (lire aussi ici) et conte la vie et la mort de la forêt primaire.

Silhouette lourde en présence, visage carré, puissant, le réalisateur raconte d’une voix mate, douce aux encoignures. Drôle d’aventure que de scruter les arbres, d’oser mettre en mouvement l’apparent immobile, de confiner en une heure trente le récit de plusieurs siècles. C’est une rencontre avec Francis Hallé, botaniste, qui a lui a prêté le culot nécessaire. « J’ai rencontré un type qui m’a emmené dans un univers que je ne soupçonnais pas. Pourtant, j’ai un DEA de botanique, je sais à peu près ce que c’est qu’une plante », explique Luc Jacquet. Avec lui, il s’est trouvé une mission à sa taille de gaillard jurassien : celle de jouer, sans fléchir, les ponts jetés entre science et public. « Moi, j’ai la chance d’avoir un pied de chaque côté. Je suis capable de comprendre ce que me disent les scientifiques, mais je sais que leurs précautions sont parfois tellement indigestes qu’elles brouillent le discours. »

Côté science, le premier pied, Luc Jacquet l’a posé il y a longtemps. Maîtrise de bio animale à Lyon, puis DEA sur l’écologie des prairies des Pyrénées et début de stage à l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). Sauf qu’entre-temps, la caméra a pointé le bout aguicheur de sa lorgnette. Au début des années 1990, il s’apprête à rejoindre l’Antarctique dans le cadre d’un VAT (Volontariat à l’aide technique) quand il reçoit un coup de fil du réalisateur suisse Hans-Ulrich Schlumpf. « Il me dit : “ Ça te dit de faire des images là-bas ? ” Moi, je n’ai jamais fait une photo de ma vie, jamais fait un film. Je pars avec une caméra, un pied, un story-board. Je fais des images et je m’éclate. » « Il a été formé une semaine à Zurich et il est revenu avec 30 bobines de 35 mm de très belles images. Il a un œil », se souvient Hans-Ulrich Schlumpf. Luc Jacquet repart en Antarctique – « J’avais vu une bestiole là-bas qui m’avait fasciné ». L’histoire de son léopard de mer sous le bras, il frappe aux portes avec Jérôme Bouvier, compagnon de fac et jumeau de parcours. « Lui était à Montpellier ; moi, à Toulouse et on faisait le voyage à Paris en 205, se souvient Luc Jacquet. On roulait toute la nuit pour aller voir les boîtes de prod. » Le projet capote, mais il tient le deuxième terme de son équation : son pied coincé dans la porte d’un plateau télé.

Alerte à Malibu version manchot

Il devient assistant réalisateur sur des docus animaliers et ronge la longe de son ambition. Jérôme Bouvier se souvient : « Il a tout de suite voulu raconter des histoires », inspiré sans doute par son premier mentor, Hans-Ulrich Schlumpf – « La caméra vérité brandie comme un stylo, c’est une fausse théorie. Chaque film est une fiction qui conte une nouvelle réalité », soutient le Suisse. En 2001, Luc Jacquet prend les commandes d’un drôle de scénario : le docu Une plage et trop de manchots est une parodie lointaine d’Alerte à Malibu, version pôle Sud. En 2005, ce sera La Marche de l’empereur.

Mêmes bipèdes palmés ; l’un est primé au festival international du film ornithologique de Ménigoute (Deux-Sèvres), l’autre est couronné d’un oscar. Entre les deux, Luc Jacquet a affûté sa vision. « Pour La Marche de l’empereur, je me suis dit : “ On peut pas raconter cette histoire-là avec des chiffres ”. Je m’en fous que le truc fasse 40 kg quand il arrive et 39 un mois après. Ce qui m’impressionne, c’est sa beauté, son comportement quand il est en couple. Ça m’évoque de la tendresse, de l’amour. Je crois qu’on a le droit de parler de la nature en disant tout simplement : “ C’est beau, ça me plaît, c’est impressionnant, émouvant, triste… ” » « La Marche de l’empereur, c’est le premier film avec lequel il a pu exprimer sa sensibilité », assure Jérôme Bouvier, le tout-proche.

L’émotion sertit le message

Pour faire passer cette émotion, Luc Jacquet invente une narration, donne la parole aux animaux. « Mielleux », « chichiteux », s’agacent certains. Jérôme Bouvier confie : « Pour moi, il y a une petite erreur d’anthropomorphisme quand il fait dire : “ J’ai faim ” aux bébés manchots. Mais quand il emploie le “ nous ” pour l’espèce, ça fonctionne parfaitement. » Trois ans plus tard, les critiques dégainent à nouveau. « Mièvre », c’est ainsi qu’ils décrivent Le Renard et l’Enfant, film d’inspiration autobiographique qui narre la rencontre d’une petite fille et d’un renard sur un plateau du Jura. « C’est une histoire assez simple, un conte pour enfants. Il y a des gens qui vont se balader dans la nature, qui croisent des renards et ça leur parle. Mais ce n’est pas la majorité des gens », analyse Jérôme Bouvier.

Qu’importe. Pour Luc Jacquet, l’émotion sertit le message. « Il faut essayer de trouver une autre manière de toucher les gens pour que le monde change. Et vite. Sinon on va exploser en vol. » De la « pédagogie chaleureuse », résume Claude Lorius. Ce glaciologue a écumé l’Antarctique et fut l’un des premiers à établir le lien entre gaz à effet de serre et évolution du climat. Il est le sujet du prochain film de Luc Jacquet. « La rencontre avec un Lorius, c’est pas rien. C’est un truc qui peut vous bouger un destin. C’est un personnage de cinéma, il a une gueule, il a apporté quelque chose à la société qui est vraiment de l’ordre du changement de paradigme. Je me dis que ces gens-là ne peuvent pas rester dans l’ombre », s’anime le cinéaste. En ce début de tournage, il emmène le scientifique marcher sur les glaciers alpins. « J’ai 81 ans, je ne suis pas toujours en forme. J’ai perdu beaucoup dans les campagnes, toutes ces engelures. Il m’aide à grimper sur les cailloux, confie Claude Lorius. Moi, si j’ai fait toutes ces expéditions en Antarctique, c’est pour faire passer des choses au grand public. Ce film de Luc, c’est un monument pour moi. » —


En dates

1967 Naissance à Bourg-en-Bresse (Ain)

1992-1993 Passe quatorze mois en Antarctique pour le CNRS

1993 Sortie du Congrès des pingouins, de Hans-Ulrich Schlumpf

26 janvier 2005 Sortie en France de La Marche de l’empereur, qui remportera un oscar en 2006

2007 Sortie du Renard et l’Enfant

2010 Création de l’association Wild Touch

13 novembre 2013 Sortie d’Il était une forêt