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En Argentine, l’énergie de demain pousse sur les ordures
jeudi, 24 octobre 2013 / Corinne Moutout /

Tout au long de l’année 2013, vous retrouverez dans les pages de « Terra eco » les rencontres de Corinne Moutout, qui s’est lancée, en famille, dans un tour du monde journalistique. Elle entend témoigner de quelques-unes des milliers d’initiatives qui émergent et qui contribuent, chaque jour, à construire un monde durable. Ce périple l’emmènera dans pas moins de onze pays. Première étape : le Sénégal. Retrouvez aussi ces reportages dans l’émission « C’est pas du vent », sur l’antenne de RFI : www.rfi.fr/emission/cest-pas-vent

Au sud de Buenos Aires, le dépotoir le plus ancien et le plus controversé du pays opère sa mue écologique. L’idée ? Y produire des agrocombustibles. Pour cela, il a fallu réhabiliter le sol et y mettre en culture des plantes aux propriétés étonnantes.

Conduit à faible allure, le 4x4 d’Alejandro Cittadino ondule au rythme des déclinaisons du terrain. Si l’homme s’évertue à brider la vitesse de son puissant véhicule, c’est pour donner à voir le caractère exceptionnel de la Villa Dominico. D’un vallon à l’autre, l’immense terrain de 500 hectares est recouvert d’un tapis de gazon, dont le vert tendre tranche avec la masse sombre de l’architecture brouillonne de Buenos Aires qui se dessine au loin. Ici, à moins de 10 km au sud de la capitale argentine, de ses 13 millions d’habitants, de son trafic routier intense et de son inévitable pollution, l’air est à nouveau respirable et les gazouillis des oiseaux audibles.

Avenir et rédemption La Villa Dominico serait-elle un havre de verdure arraché de haute lutte à la mégalopole dans la perspective d’y établir un parc national ? « Malheureusement, c’est impossible, le terrain est trop pollué. C’est d’ailleurs pour cela que si peu d’arbres y ont poussé », explique l’ingénieur du Ceamse (Coordination écologique de l’aire métropolitaine), l’organisme de gestion des ordures ménagères de Buenos Aires. Un golf à destination des classes moyennes et aisées – dont la part dans la population a gonflé depuis dix ans ? « Nous y avons pensé, car avec un tel gazon, nous aurions pu conclure une belle affaire, mais nous avons préféré engager la Villa Dominico dans une première mondiale : la production d’agrocombustibles de seconde génération sur un terrain pollué. » Moins de dix ans après sa fermeture, la plus ancienne et la plus controversée des décharges argentines est vouée à un avenir durable… à valeur de rédemption.

A l’image d’autres puissances émergentes, l’Argentine, dont la capitale concentre un tiers de la population, dispose d’un système ubuesque de gestion des déchets. Depuis la fin de la dictature militaire, en 1983, et plus encore au sortir d’une terrible crise économique, politique et sociale de deux années, entre 2001 et 2003, le pays entre dans une période de stabilité et de prospérité, ouvrant à sa population la voie d’une consommation débridée. « La vague écologique a-t-elle touché l’Argentine ? », s’interrogeait en avril 2012 un quotidien de Buenos Aires. Et l’auteur de l’article de chercher les raisons d’une réponse négative : « L’abondance de ressources naturelles (eau douce, gaz, pétrole) éloigne le spectre d’une crise énergétique et joue en faveur d’un désintérêt pour les préoccupations environnementales. (…) Les habitants de Buenos Aires consomment 370 litres d’eau par jour, soit deux fois plus que les Parisiens ! » Quant aux déchets, ils ont suivi la courbe de la croissance, soit une augmentation de leur volume d’environ 10 % par an, pour atteindre un record dans le pays de 12,3 millions de tonnes en 2011.

En outre, en 2012, alors que la production de rebuts électroniques explosait, le gouvernement de la présidente Cristina Kirchner s’offrait le luxe d’enterrer un projet de loi novateur, imposant aux fabricants de garantir l’élimination et le recyclage des appareils usagés. Dans un pays où la sensibilisation au tri est inefficace, l’essentiel des déchets, même toxiques, atterrit dans les décharges d’enfouissement. Les conséquences environnementales d’une telle politique trouvent leur meilleure illustration dans la terrible histoire de la Villa Dominico.

Comme toutes les autres décharges officielles de la zone, celle-ci, située sur le littoral du Río de la Plata, est gérée par le Ceamse. En 1997, les riverains de cette banlieue pauvre déposent plainte auprès de l’organisme. En cause ? Les émanations gazeuses provenant de la décharge. L’année suivante, plusieurs cas de leucémie sont détectés parmi la population infantile du quartier. Les mères s’organisent et réclament, lors de manifestations, la fermeture du site. En 2004, la Villa Dominico, qui atteint le trop-plein de détritus, met un terme définitif à ses enfouissements. Quelques années plus tard, des promoteurs soumettent au Ceamse un projet immobilier de luxe, mais celui-ci est abandonné devant les protestations des riverains.

Passé trouble

Que faire alors de ce terrain immense ne contenant pas moins de 47 millions de tonnes de déchets dans son sous-sol et impropre à l’agriculture ? C’est avec cette interrogation que le Ceamse se tourne vers la faculté d’agronomie de Buenos Aires, la Fauba, et qu’ensemble les deux organismes imaginent, en 2011, un projet expérimental : la culture d’espèces végétales en vue de la production d’agrocombustibles.

Autrement dit, l’Argentine se propose de relever l’un des principaux défis posés à la filière biomasse. Car, à l’heure où la population mondiale franchit la barre des 7 milliards d’habitants, les combustibles fabriqués à partir de produits alimentaires ont mauvaise presse, en raison de la pression qu’ils font peser sur les terres arables. Pour assurer son avenir, le secteur compte plus que jamais sur ceux dits « de seconde génération », obtenus avec de la matière organique non comestible. Si ceux-ci permettent, en sus, de revaloriser une décharge hors d’usage et de dissiper son passé trouble, l’expérience sera alors un succès total. Dans son petit bureau de la Fauba, la professeure Silvia Ratto détaille les prémices indispensables à l’expérimentation qu’elle supervise : « Avec mon équipe, nous avons commencé par transformer en compost 2 000 tonnes de déchets organiques reçus chaque mois pendant trois ans. Car avant même d’envisager toute culture, il nous fallait réhabiliter le sol, particulièrement dégradé. » La responsable de la chaire d’agrologie poursuit : « Nous avons donc travaillé en laboratoire sur les propriétés biochimiques des détritus afin de retenir ceux qui avaient des capacités d’absorption des produits toxiques. » L’élaboration de cet engrais puissant a autorisé la deuxième étape du projet : la mise en culture de trois espèces singulières.

Herbe à éléphant

Alejandro Cittadino a enfin garé son 4x4 devant une dizaine de parcelles de la Villa Dominico où, en pousses serrées, des graminées rivalisent de hauteur. « Ici, c’est le Miscanthus giganteus », indique-t-il en montrant une plante à la taille proche des trois mètres et aux allures de bambou. « Là, c’est du Panicum virgatum et là-bas du Pennisetum purpureum, et tout ce petit monde pousse avec vigueur. » Les trois plantes n’ont pas été choisies au hasard. L’attention des scientifiques de la Fauba et du Ceamse s’est portée sur des espèces à la capacité de photosynthèse exceptionnelle, qui produisent un glucide très prisé, la lignocellulose.

Dans cette catégorie, le Miscanthus giganteus, ou herbe à éléphant, est considéré comme l’agrocombustible promis au plus grand avenir car il présente l’un des rendements les plus élevés au monde : 13 tonnes de matière sèche à l’hectare. Il dégage, en outre, un pouvoir calorifique supérieur à celui du bois : 4 700 kWh par tonne contre 3 300. Enfin, il offre l’avantage de capter plus de CO2 qu’il n’en restitue lors de sa combustion. L’espèce est déjà largement cultivée en Allemagne et en Angleterre dans une optique de production de biomasse… mais pas sur des terrains pollués.

Le Panicum virgatum, plus connu sous son nom de panic érigé, offre aussi des rendements importants. Sa croissance rapide et le fait qu’il ne nécessite qu’un semis tous les dix ans lui ont valu de retenir l’attention du gouvernement américain qui, en juillet 2012, a lancé un vaste programme de mise en culture. Quant à la dernière plante, le Pennisetum purpureum, elle s’avère, comme ses deux cousines, un agrocombustible d’avenir. « Grâce au projet, nous avons découvert qu’il s’agissait de plantes à forte valeur ajoutée : elles ont des racines profondes et abondantes, qui ralentissent l’érosion des sols, encouragent l’évapotranspiration (émission des vapeurs d’eau vers l’atmosphère, résultat de l’évaporation et de la transpiration des plantes, ndlr) et surtout absorbent certains produits toxiques contenus dans le sol. Leur travail renforce donc celui du compost », précise Silvia Ratto.

Résultats probants

A la Villa Dominico, Alejandro Cittadino vient vérifier quotidiennement la bonne pousse de ses protégées. Au vu des premiers résultats – probants – de l’expérimentation, les scientifiques peuvent-ils imaginer passer prochainement à une culture à grande échelle ? Ces avancées permettent-elles d’espérer une seconde vie pour des terrains pollués ? « Nous devons d’abord passer, en 2014, à l’étape suivante : celle de l’extension des parcelles à des enclos de trois hectares. Mais je suis confiant, car ces plants n’ont reçu aucun soin et ont parfaitement résisté. Il y a même eu régénérescence après la première coupe. Je pense que d’ici à dix ans, lorsqu’elle sera recouverte d’agrocombustibles, on aura oublié l’origine de la Villa Dominico. » Les familles malades de la décharge ne pourront pas en dire autant. Mais en un sens, justice leur aura été rendue. —


Le fragile essor du Miscanthus tricolore

Originaire d’Asie, le miscanthus géant a été introduit en Europe par un horticulteur danois en 1935. Dans l’Hexagone, sa culture a été testée entre 1995 et 2005, avant que naissent les premières exploitations commerciales naître en 2006, à Bannalec (Finistère), puis à Voves (Eure-et-Loir). En 2010, Novabiom, la principale entreprise exploitante, annonçait en avoir planté plus de 2 000 hectares. Le miscanthus semble plutôt bien s’adapter au climat et aux sols français, même si son rendement (12 tonnes par hectare) est moindre que sous d’autres latitudes. Il est pour le moment uniquement utilisé comme combustible. Des enquêtes sont toutefois en cours pour déterminer son impact à long terme sur les sols. —

Retrouvez ici tous les reportages de Corinne Moutout

Le site du Ceamse

Le site de la Fauba

Article de Terra eco sur les agrocarburants de seconde génération