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Kebab : salade, tomates, oignons et… viande moisie ?
jeudi, 26 septembre 2013 / Isabelle Hartmann

Döner, grec ou chiche-kebab, le sandwich multiplie les noms autant que les sauces, mais, pour savoir ce qu’il a dans le ventre, c’est en Allemagne qu’il faut chercher. Et ça n’est pas très ragoûtant.

« Saladetomatesoignons ? » Un hochement de tête. Toufik empoigne lestement son couteau électrique et tranche, de quelques gestes vifs, des lambeaux de l’énorme brochette qui grille à la verticale devant lui. Puis, il sort un pain rond du grille-pain, l’ouvre d’un coup de pince, le bourre de légumes et de viande. « Avec sauce blanche ? » Nouveau hochement de tête positif de l’autre côté du comptoir. « Frites ? » Négatif. « Quatre euros. » Les pièces de monnaie changent de main. « Merci, à bientôt. » Nouveau client. « Bonjour. Saladetomatesoignons ? »

Scène ordinaire au kebab du coin. Le restaurant, situé quai des Pêcheurs à Strasbourg, s’appelle La Méchouillade. Entre midi et 14 h 30, les affamés défilent. Ensuite, le rythme se calme. Un kebab par-ci, un falafel par-là. Les affaires tournent, mais n’explosent pas. Même scène, 350 kilomètres plus à l’Est, à Munich, en Allemagne. Au Sindbad, dans la rue Thérèse, Fatou n’arrête pas, de 10 heures du matin à 22 heures. En semaine, il écoule plus de 200 sandwichs par jour, soit un döner (1) toutes les quatre minutes ! Pourtant, Sindbad n’est pas le kebab le plus prisé de la capitale bavaroise, ni le mieux situé. Mais les Allemands raffolent plus que les autres peuples européens de ce sandwich, probablement inventé à Berlin dans les années 1960, et qui reprend les éléments d’un plat turc connu depuis le XIXe siècle : de la viande grillée à la verticale et de la verdure.

Si 14 % des sandwichs mangés en France sont des kebabs, la baguette y reste la reine de la restauration rapide. Rien de tel de l’autre côté du Rhin. Le kebab y caracole depuis belle lurette en tête de la liste des repas pris sur le pouce. Plus de trois millions y sont mangés chaque jour – contre 770 000 en France, selon le cabinet Gira Conseil, spécialisé dans la restauration hors domicile. L’Allemagne couvre à elle seule les deux tiers de la consommation européenne de döners.

10 000 points de vente en France

Conséquence numéro 1 : la branche est un poids lourd de la gastronomie allemande. Plus de 16 000 points de vente se trouvent dans le pays (contre 10 000 en France), cumulant un chiffre d’affaires de plus de trois milliards d’euros et près d’un demi-million d’emplois directs et indirects. Conséquence numéro 2 : l’Allemagne domine ce marché européen. Statistiquement, 90 % de la viande que l’on va manger dans des kebabs français est fournie par des entreprises installées en Allemagne. Conséquence numéro 3 : tout ce qui se déroule outre-Rhin sur le marché a des répercussions en France – en particulier en ce qui concerne le besoin permanent, goulu, insatiable de viande. Dinde, veau, mouton ou poulet, ce sont 153 tonnes qui sont avalées chaque jour sous forme de döner en France ; environ 600 tonnes en Allemagne. Remontons donc la filière là où elle est la plus importante, côté allemand, avec une interrogation lancinante : toute cette barbaque est-elle de bonne qualité ?

Motus et bouches cousues

Le patron du Sindbad s’approvisionne chez D. Döner. A 9 heures, l’entreprise livre chaque matin la brochette mêlant dinde et veau : 20 kilos de viande fraîche, non congelée. C’est un signe positif, car cela signifie que la viande a été transformée rapidement. Mais, dès que l’on veut en savoir plus, les réponses se tarissent. Le nom du fournisseur ? Secret commercial. Est-ce un producteur direct ou un grossiste ? Motus. De quel pays vient la marchandise ? « De Turquie. » C’est l’unique réponse que l’on obtiendra – dans plusieurs restaurants.

Car, dès qu’il est question de viande, les bouches se ferment comme des huîtres. Un détail permet cependant de remonter la filière d’un niveau : il y a, au nord de Munich, un centre de stockage de brochettes à kebab. Dans ce hangar en tôle blanche ondulée, rien n’est produit, explique une employée qui souhaite rester anonyme. Chaque semaine y transitent sept à huit tonnes de brochettes congelées à destination de la centaine de clients finaux qu’ils ont sur la région de Munich. Origine ? Le centre de transformation de l’entreprise, situé à Hof, à 290 km au nord-est de Munich. Une étape de plus dans la remontée de la filière. Mais à Hof, le patron refuse l’interview, car il ne veut pas que son entreprise soit nommée dans les médias. Lui n’aurait jamais eu de problèmes avec sa marchandise, mais il y a eu trop de mauvaise presse au cours des dernières années. « Vous savez bien, l’affaire de la viande moisie… » Nous y voilà.

Mafia et odeur rance

Il y a six ans éclatait le scandale qui continue aujourd’hui de faire trembler la filière. Le 23 août 2007, un routier remarque qu’un grossiste en boucherie, appelé Wolfgang Lermer et patron de la société Wertfleisch, arrache de ses caisses une étiquette indiquant « Matériel K3 ». « K3 », cela signifie, pour les autorités sanitaires allemandes, que la viande n’est plus consommable pour les êtres humains. Sont typiquement siglés « K3 » des abats où les moisissures ont commencé à faire leur nid et dont l’odeur rance agresse les narines.

L’étiquette en moins, c’est beaucoup d’argent en plus. Wolfgang Lermer achète plusieurs livraisons pour 50 centimes le kilo et les revend le double. Sur 160 tonnes, cela fait une somme rondelette. Et la viande pourrie ? Elle atterrit dans des döners. Derrière se cachait une mafia. Les bas morceaux (de dinde principalement) venaient d’une entreprise italienne, L’Altra Carne. Celle-ci les vendait à une société berlinoise, Expim, qui les revendait à des fournisseurs de brochettes pour kebab. Ceux-ci les mélangeaient à d’autres viandes, puis congelaient le tout, de façon à ce que l’odeur et la couleur de la volaille n’éveillent pas les soupçons. C’est ainsi que les morceaux trop moisis ont été vendus à Wolfgang Lermer. Notamment impliquée, Sonac, une filiale de la multinationale hollandaise Vion – rien de moins que la plus grosse entreprise de transformation de viande d’Europe ! De là à penser que l’ajout de viande moisie dans les kebabs est une habitude, il y a un pas… que les enquêteurs ne font pas.

Kebabs au cheval

Pas moins de 400 tonnes de mauvaise qualité auraient été vendues en 2006-2007. Un volume colossal, mais qui couvre la conso allemande du sandwich pendant trente-six heures au plus. Sur les 250 grossistes installés en Allemagne qui alimentent les restaurants, seule une poignée a participé au système criminel. Il n’empêche, le doute plane depuis sur toute la branche en Europe. En février 2013, il a d’ailleurs repris du poil de la bête avec la découverte de porc et de cheval dans des kebabs suisses et allemands. Le président de l’Association des producteurs turcs de döners en Europe, Tarkan Tasyumruk, tente de limiter la casse : « 60 % de la viande embrochée pour les döners allemands vient d’Allemagne. » Le reste serait originaire d’Europe et de Turquie. Mais cela ne prouve pas grand-chose, comme l’a montré le scandale de 2007.

En France se développent les chaînes à kebab sur le modèle des fast-foods américains – en réaction notamment à ces affaires peu ragoûtantes. La plus importante est Nabab Kebab. Tout comme le pionnier français en la matière, O’Kebap, l’idée est d’assurer une qualité irréprochable pour rassurer les consommateurs. « Nous voulons faire la différence en matière d’hygiène et de traçabilité », explique l’un des associés de Nabab Kebab, Philippe Millet.

Les autorités sanitaires, elles, peinent à avoir tous les grossistes à l’œil. Leur travail est tout d’abord handicapé par l’absence de loi européenne : préciser l’origine d’une viande sur un emballage n’est obligatoire que s’il s’agit de bœuf vendu frais. La dinde, elle, n’a pas besoin d’être tracée. L’année prochaine va toutefois marquer un tournant sur ce point. D’ici au 13 décembre 2014, l’origine de toutes les viandes devra être indiquée sur tous les produits, et ce, qu’elles soient crues ou non. Mais le manque de personnel est criant. En Allemagne, un inspecteur y surveillait en 2012 entre 700 et 2 000 entreprises. Cela rend impossible tout contrôle strict. La législation, miroir du système fédéral du pays, joue aussi en défaveur de la transparence.

Les conflits de compétence sont quotidiens. Ainsi, l’hygiène des restaurants est affaire des communes ; celle des grossistes, des régions, etc. Pas facile d’échanger des informations dans ces conditions. Pour calmer, au moins partiellement, les angoisses de certains de ses clients, le distributeur français pour la restauration collective Creta Gel a, par exemple, décidé de faire ses propres analyses de la viande à döner livrée par son fournisseur allemand. Il veut notamment éviter de retrouver de la viande de porc dans des plats estampillés « halal ».

Poulets aux antibiotiques

Retour devant le centre de stockage de Munich. L’employée raconte que leur société vend aussi de la viande de poulet. « Celle-là, je sais d’où elle vient, explique-t-elle. De l’entreprise Wiesenhof. » Un nom connu outre-Rhin. Avec 300 millions de poulets élevés par an, Wiesenhof y est le leader du secteur. Sauf que ce grossiste est aussi devenu synonyme de la pire des productions de masse. Depuis 2011, plusieurs enquêtes ont démontré que les animaux y étaient gavés d’antibiotiques, maltraités, et que l’hygiène de certaines batteries était douteuse. A cela s’ajoutent des soupçons de dumping social et de détournement de subventions. Le scandale est tel que le géant du fast-food McDonald’s a suspendu dès 2012 sa collaboration avec Wiesenhof.

Si le poulet vient d’un tel producteur, il y a fort à parier que les standards de production soient les mêmes pour les viandes de dinde, de veau et de mouton utilisées dans les kebabs. Une brochette coûte entre 3,50 et 4,50 euros le kilo au vendeur de döners. Moisie ou pas, allemande ou pas, à ce prix, la viande de kebab ne peut être toute blanche. Quelle que soit la sauce. —

(1) Döner et kebab (ou kebap) sont synonymes. « Döner-kebab » est le nom complet et vient du turc. Döner vient de « dönmek », qui veut dire « tourner », et « kebab » signifie « viande grillée ». En tout, 153 tonnes de viande sont avalées chaque jour en France sous forme de kebab, et environ 600 tonnes en Allemagne !


Un kebab de luxe ou un végétalien ?

Si les kebabs traditionnels ne vous inspirent guère, il existe dorénavant des versions luxe. A Paris vient, par exemple, d’ouvrir le « Grillé », où la viande (de veau) est fournie par Hugo Desnoyers, l’un des meilleurs bouchers de la capitale, où les frites sont faites maison et les sauces itou. Le prix est, lui aussi, luxueux : 8,50 euros le kebab sans compter les frites (3 euros de plus). En Allemagne, c’est une autre invention qui bouscule le marché. Le Munichois d’origine turque Erbil Günar a créé un kebab végétalien avec du seitan bio. Le seitan est un produit obtenu à partir de farine de blé et d’eau. L’avantage : il supporte beaucoup d’épices, a la consistance de la viande et peut donc être grillé et coupé à la verticale, comme pour les vrais döners ! Le succès est tel qu’Erbil Günar exporte son « vöner » dans toute l’Allemagne – mais pas encore en France. —

Le site du cabinet Gira Conseil

Le site de Nabab Kebab

Le site de Creta Gel, distributeur pour la restauration collective