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Claire Nouvian, une lueur dans les abysses
jeudi, 26 septembre 2013 / Alexandra Bogaert

La directrice de l’association Bloom a fait de la lutte contre la pêche en eaux profondes le combat de sa vie. Mais, pour devenir la porte-voix du monde du silence, elle doit s’exposer en pleine lumière, elle qui se dit sombre et solitaire.

Son prénom évoque la lumière. Son regard bleu la reflète. C’est souvent ça que l’on dit de Claire Nouvian, qu’elle est « lumineuse ». Une lumière douce, comme celle qui se dégage des immenses toiles florales tapissant les murs de son appartement parisien. En ouvrant la porte, elle prévient : « C’est le bordel. » Sûr, il y a de la vie. Sur la table à manger, au pied des fenêtres, des piles d’essais et de livres pour enfant. Dans les bibliothèques, des ouvrages en plusieurs langues – elle en parle six. Un piano. Du chic simple, à l’image de cette jeune mère issue d’une famille de bosseurs, sans fortune ni héritage.Claire virevolte dans son deux pièces, chemisier en soie, yaourt à la main et téléphone à l’oreille. « Je suis speed, j’ai toujours mille trucs à faire », s’excuse celle qui milite, avec son association Bloom, pour la préservation des abysses. Son temps libre est d’autant plus rare qu’un règlement sur la pêche en eaux profondes devrait être voté ce mois-ci au Parlement européen. Sa grande bataille. A bientôt 40 ans, Claire est devenue la porte-voix d’un monde d’un noir absolu, celui du silence, où vit le plus grand réservoir de biodiversité de la planète.

Enfin assise sur son canapé, elle évoque sa face obscure. « J’aime les choses profondes, intenses. » On la trouve souriante, rigolote, avec le contact facile ? Elle se décrit « austère », « sombre », « solitaire ». « Je déteste le divertissement, qui empêche le cerveau de fonctionner », tranche-t-elle. Les parcs d’attraction la font pleurer. Las Vegas est « la ville la plus déprimante du monde ». C’est là qu’elle s’est mariée, à 20 ans, après un « cap’ ou pas cap’ ». Après deux années de prépa littéraire, elle plante ses études d’histoire pour voyager en Argentine avec son époux. « Ça a été le moment le plus important pour moi. Condors, baleines, manchots, toucans… J’ai eu l’appel sauvage. »

Claire obscure

A Buenos Aires, elle découvre les documentaires animaliers, elle qui, enfant, s’occupait « très mal » de son chien. « Filmer la nature est devenu un rêve. » Trois ans de journalisme plus tard, il prend vie : en 1998, Claire Nouvian dégote un stage dans une société de production et gravit les échelons. En 2001, elle réalise des films sur la vie nocturne des animaux. Pour clore la série, elle s’intéresse aux bêtes « qui vivent dans la nuit perpétuelle », et se rend à l’aquarium de la baie de Monterey, aux Etats-Unis, où quelques créatures ont été ramenées des profondeurs. « J’ai pris une sacrée claque. Non seulement il y avait des formes de vie que je ne connaissais pas, mais j’étais en plus passée à côté du plus grand habitat de la planète ! » Juste après ce « réveil radical » est venue l’envie de partager cette découverte abyssale. Après avoir fait le grand saut.

En 2004, au large du Massachusetts, Claire Nouvian se glisse dans un submersible et descend à 1 000 mètres. Des phares saisissent les centaines d’animaux évoluant au ralenti dans ce milieu hostile. La jeune femme prend alors les clichés qui garniront Abysses, son livre sorti en 2006 (Fayard). Lors de la rédaction, elle apprend que des chaluts lestent leurs filets pour les faire descendre jusqu’à 1 800 mètres. Ils raclent le sol et emprisonnent des centaines de poissons des profondeurs et des coraux parfois millénaires. Tous sont rejetés à la mer, morts, comme s’il s’agissait d’ordures. Sauf trois espèces : le sabre noir, le grenadier et la lingue bleue, vendues dans les magasins du groupe Les Mousquetaires. C’est pour dénoncer ces ravages que Claire Nouvian a transformé l’avant-propos de son livre en « plaidoyer contre la destruction des milieux vulnérables ». « Mon livre est tombé à côté de la plaque », soupire-t-elle.

Le New York Times lui a pourtant consacré une pleine page. « Moi, j’ai passé ma soirée à pleurer : j’ai été naïve de croire qu’il suffirait de montrer la beauté des fonds marins pour qu’on ait envie de les préserver. Aujourd’hui, les industriels continuent de les dévaster, et le monde s’en fout. » D’où cette promesse, faite à elle-même : mettre fin à cette méthode de pêche. En Europe, onze bateaux la pratiquent plus de trois jours par an. Neuf sont français. Le secteur capte des subventions publiques d’un montant supérieur à son chiffre d’affaires. Un rapport de la Cour des comptes de 2010, qui a fuité en juillet, épingle ce système.

Parmi les promoteurs d’une pêche durable, elle est perçue comme « une passionnée qui se bat comme une acharnée ». Mais on la dit aussi « un peu trop franc-tireuse et pas assez rigoureuse » dans ses démonstrations. Claire le sait. « Les gens disent que je suis radicale, parce qu’ils font toute la journée des compromis pour gérer leurs intérêts. Je n’ai pas de respect pour le compromis. Mon action est toujours cohérente et je ne lâche pas le morceau. » « C’est une spécialiste du travail au long cours, confirme son amie peintre Claire Basler. Parce qu’elle déplace des montagnes, on la croit solide. Mais c’est une hypersensible. »

Son franc-parler lui vaut des inimitiés. Son style – et son combat – ne passent pas auprès de Gwendal Rouillard. Le député PS du Morbihan, ardent défenseur de la pêche en eaux profondes, s’est même fendu d’une lettre à François Hollande quand Claire Nouvian a été nommée en mai par Delphine Batho – alors ministre de l’Ecologie – au titre de chevalier de l’Ordre national du mérite. Il s’y dit « profondément choqué par cette nomination » qu’il analyse comme « un très mauvais signal adressé au secteur maritime ».

Philosophie kantienne

Elle n’a accepté cette distinction que « pour emmerder Batho, qui a laissé son ministre délégué à la Pêche (Frédéric Cuvillier, ndlr) dérouler le tapis rouge aux lobbies ». Ces liens entre politiques et industrie ont beau lui « défoncer le moral », Claire Nouvian se raccroche à cette philosophie, inspirée de Kant : « J’aurais aimé ne pas naître. Mais, puisque je suis là, autant essayer de sortir du pétrin. Et puis il y a une forme d’espoir radical en moi, c’est que la lumière finit toujours par triompher. » —

Claire Nouvian en dates

1974 Naissance à Bordeaux

2005 Fonde et dirige l’association Bloom

2006 Publie son encyclopédie des grandes profondeurs océaniques, Abysses, traduite en 11 langues

2012 Bloom obtient l’interdiction d’une publicité d’Intermarché clamant que sa flotte pratique une pêche responsable

Octobre 2013 Vote au Parlement européen sur la pêche en eaux profondes

- Le site de Bloom