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Dans le Caucase, la France fait du business hors-piste
jeudi, 26 septembre 2013
/ Jeanne Cavelier / Jeanne a voyagé de Saint-Pétersbourg à Irkoutsk, avant de partir vivre à Moscou comme nounou pour enfants de milliardaires. Une expérience enrichissante… qui n’était qu’une parenthèse dans sa vie de journaliste et qu’elle décrit, sous le pseudo de Marie Freyssac, dans un livre socio-anecdotique, Ma vie chez les milliardaires russes (Stock, 2013). Diplômée de l’école de journalisme de Strasbourg, elle a travaillé pour la presse spécialisée, oscillant entre microéconomie et développement durable. Ses plaisirs : partager un verre de vodka piment-miel et flâner dans le parc Gorki. |
Pour bâtir un pharaonique domaine de sports d’hiver dans un site protégé, la Russie slalome entre les interdits de l’Unesco. Avec l’étonnant soutien de la Caisse des dépôts…
Corruption rampante, pauvreté galopante, guérilla islamiste violente : la région du Nord-Caucase, dans le sud-ouest de la Russie, n’a aujourd’hui pas les faveurs des visiteurs. Ça n’empêche pas Moscou d’y rêver de prospérité et de stabilité. La solution ? Exploiter ses monts enneigés et faire dévaler les pentes à des millions de touristes. Le gouvernement russe mise gros : son projet, ambitieux, s’étale sur 800 km² et comprend sept stations de ski, plus de 1 000 km de pistes et 228 remontées mécaniques. Un « plan neige » à faire pâlir d’envie les plus grands domaines européens… sur le papier. Car tout est à construire ou presque.
Mais le pari français est risqué. Car l’image de l’Hexagone pourrait sérieusement pâtir de cette histoire. Son partenaire russe veut en effet construire une station… sur un site inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco : le plateau de Lagonaki, haut lieu de la biodiversité du Caucase de l’Ouest. Cette réserve naturelle abrite des milliers d’espèces endémiques et rares, comme les arbres les plus hauts du continent – des sapins Nordmann de 85 m – ou le bison d’Europe, en voie de disparition.
Inquiète, l’agence des Nations unies menace la Russie d’inscrire la zone protégée sur la liste du Patrimoine en péril. Y maintenir la construction de télésièges ferait tache dans le paysage (Voir encadré). « L’intégrité du site pourrait être affectée dans un futur proche », notent, dans leur rapport, les experts onusiens envoyés sur place, il y a un an. Dans la foulée, ceux-ci mettent en garde la France contre son implication. L’an dernier, la rumeur indiquait que l’Hexagone avait l’intention d’investir un milliard d’euros dans le projet controversé ! Les spécialistes de l’Unesco ont donc rencontré un représentant de la Caisse des dépôts. « Nous lui avons rappelé l’article 6 de la Convention du Patrimoine mondial : aucun Etat ne doit prendre de mesures susceptibles de nuire au patrimoine d’un autre Etat partie », explique Guy Debonnet, expert nature de l’agence. En réponse, la Caisse des dépôts a temporisé et tenté de faire de la pédagogie. Promis juré, elle n’a jamais voulu verser un centime. « C’était un coup d’esbroufe des Russes, pour essayer d’attirer des investisseurs étrangers », affirme Benoît Robert, du Cluster Montagne.
Problème : du point de vue russe, ces trois stations ne sont qu’une première étape. Malgré toute la bonne volonté de la Caisse des dépôts pour détourner son partenaire des plans initiaux, le plateau de Lagonaki reste en ligne de mire. « Nous prévoyons de mettre en œuvre tous les projets planifiés, déclarait fermement Sergueï Verechtchaguine (1), de Stations du Nord-Caucase, dans une interview à l’agence de presse Ria Novosti, à la fin du mois de juillet. […] Nous préparons la documentation pour Armkhi et Tsori, et Lagonaki. »
La Russie s’obstine donc, quitte à risquer la brouille diplomatique avec l’Unesco. Le comble ? Le plateau karstique n’est pas vraiment prédestiné à accueillir des skieurs chevronnés et des surfeurs bariolés. « C’est une petite montagne, avec un enneigement limité et peu de ressources en eau, insuffisamment pour de la neige artificielle, souligne Hervé Lethier. Il y a un hiatus technique. Stations du Nord-Caucase pourrait adapter son projet aux caractéristiques du lieu, avec des activités moins traumatisantes pour la nature. » Inenvisageable pour Moscou. Et la France continue, envers et contre tout, à collaborer au projet. Jean-Pierre Sonois, fondateur de la Compagnie des Alpes, une filiale de la Caisse des dépôts spécialisée dans les domaines skiables, a même été nommé cet été au conseil d’administration de Stations du Nord-Caucase. Les liens se resserrent et la boule de neige franco-russe n’en finit plus de grossir. —
(1)Le directeur général de Stations du Nord-Caucase n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
L’Unesco de plus en plus remontée
Le Comité du Patrimoine mondial l’a acté en juin dernier : si la Russie construit une station de ski à Lagonaki, l’Unesco inscrira le Caucase de l’Ouest sur la liste du Patrimoine en péril. Le pays risquerait alors de subir des pressions des Etats membres pour stopper le projet. Et cela dissuaderait certains investisseurs potentiels soucieux de leur image. Si la Russie persiste et que le site est dégradé au point de perdre toute valeur universelle, il peut être retiré pour de bon de la liste du Patrimoine mondial. Le cas s’est présenté deux fois depuis la création du programme en 1972, pour la vallée de l’Elbe, à Dresde, en Allemagne, et pour le sanctuaire de l’oryx, à Oman. —
Le site de Stations du Nord-Caucase