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Gaz de schiste : « L’indépendance énergétique est un mythe »
jeudi, 11 juillet 2013 / Audrey Chabal

Pour l’économiste Thomas Porcher, Arnaud Montebourg a tout faux. Exploiter les gaz de schiste ne créerait que peu d’emplois, serait peu rentable et ne permettrait pas à la France d’atteindre l’indépendance énergétique. Revue d’arguments.

Ce mercredi, devant le Commissariat des affaires économiques de l’Assemblée nationale, le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, a proposé de créer une « compagnie publique » pour l’exploitation « écologique » des gaz de schiste. Ses arguments ? Indépendance énergétique de la France, équilibre de la balance commerciale et création d’emplois. Thomas Porcher, économiste et auteur de l’ouvrage Le mirage du gaz de schiste (1), revient sur les arguments d’Arnaud Montebourg.

- Création d’emplois :

Thomas Porcher : « Il y a un halo de suspicions autour des chiffres avancés. Un cabinet conseil (Sia conseil, ndlr) a annoncé la création de 100 000 emplois, tandis que les chiffres annoncés au Débat national sur la transition énergétique sont de l’ordre de 2 000 à 10 000 emplois créés. La production de gaz n’a jamais créé d’emplois c’est pour cela que les spécialistes l’appellent « la rente gazière ». Selon les hypothèses de Sia Conseil, 13 personnes suffisent, durant les trois premières années, à la création d’un puits. Ensuite, 0,18 personne y travaille. Le cabinet conseil a donc fait une grossière erreur : il ne prend pas en considération la destruction des emplois après la création du puits, ni les économies d’échelle avec l’augmentation de la production.

Aux Etats-Unis, 600 000 emplois ont été créés mais c’est parce qu’ils forent en continu. En France, pour créer de nombreux emplois et être compétitif, il faudrait forer massivement, comme là-bas. Or, les densités de population en France et aux Etats-Unis ne sont pas les mêmes. Et le gaz de schiste se situe dans des zones touristiques - dans le Gard ou en Ardèche par exemple - il faut donc comparer les emplois créés grâce au gaz de schiste de ceux qu’il détruirait dans le secteur du tourisme. On a l’impression que la crise permet de tout justifier : « Ça crée quelques emplois, donc c’est déjà ça », se dit-on. Mais en comparaison par exemple, la rénovation thermique, elle, crée des emplois, nombreux et concrets. »

- Indépendance énergétique :

Thomas Porcher  : « Là encore, c’est un mythe ! Les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) tablent sur une indépendance des Etats-Unis en 2035 si plus d’un million de puits étaient forés. Or, il s’agit de prévisions « toutes choses étant égales par ailleurs », c’est-à-dire d’un modèle valable dans un monde figé. Par exemple, l’AIE prévoyait en 2000, un prix du pétrole à 24 dollars le baril en 2010. Il a finalement atteint 100 dollars (76 euros). Donc attention aux chiffres. L’indépendance n’aura pas lieu en Europe. Ce n’est pas sérieux d’avancer cet argument. »

- Equilibre de la balance commerciale

Thomas Porcher : « Ça ne dépend pas que du gaz. Il faut prendre en compte également le pétrole. Et on pourrait rétablir la balance en maîtrisant mieux notre consommation d’énergie. L’Europe réfléchit à l’efficacité énergétique depuis plus de dix ans, ce n’est pas un sujet nouveau. S’engager dans le gaz de schiste serait changer de trajectoire. Par ailleurs, si l’on rééquilibre la balance commerciale, c’est, en principe, pour relocaliser des emplois. Mais vu que le gaz de schiste ne crée que très peu d’emplois, ça n’a pas de sens.

On parle aussi d’importantes recettes fiscales qui pourraient découler de l’exploitation des gaz de schiste. Premièrement cela dépend du code minier qui doit être revu. Aux Etats-Unis, au niveau fiscal, l’exploitation des gaz de schiste n’a pas toujours été rentable pour l’Etat car les coûts des travaux de voirie ont parfois été supérieurs aux redevances perçus par les Etats.

Reste le coût de la création d’une compagnie publique que propose Arnaud Montebourg. Ce n’est pas idiot. Car plusieurs problèmes peuvent se poser quand on fait appel à une entreprise privée : il peut y avoir des asymétries d’information, l’entreprise ne dit pas tout à l’Etat. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit en Pologne lorsque les compagnies ont annoncé des réserves énormes accélérant les processus de décision (les réserves sont moins importantes que ce qui avait été prévu par les entreprises, ndlr). De plus, dans le cas d’une exploration sans exploitation, qui va payer ? Soit l’Etat, soit l’entreprise privée accepte de le faire gratuitement ce qui serait surprenant.

Si l’on crée une entreprise publique pour exploiter le gaz de schiste, l’Etat peut faire ce qu’il veut de l’argent gagné grâce à la production et il a une maîtrise des informations. Le problème c’est que créer une entreprise pétrolière coûte énormément d’argent. Je ne vois pas comment l’Etat pourrait s’y prendre, ce serait un investissement en temps et en argent incroyable. Et nationaliser une compagnie pétrolière privée, ça ne se fait plus... depuis bien longtemps ! »

- Un gaz de schiste écologique :

Thomas Porcher : « Même si on nous dit que les techniques sont plus avancées, plus sûres aujourd’hui que celles utilisées au début aux Etats-Unis, la fracturation hydraulique reste une technique très violente. Dans le Dakota, c’est quand même l’enfer ! On oublie de comptabiliser les passages de camions, les problèmes générés sur la santé. Un article publié dans la revue de l’Académie des sciences américaine a montré que l’exploitation du gaz de schiste polluait les nappes phréatiques. Des universitaires du Colorado ont mis en lumière une augmentation des cancers à proximité des sites d’exploitation. D’ailleurs cette peur des risques, encore invisibles, fait chuter les prix de l’immobilier de 24% dans les zones avoisinant les forages (selon une étude du National Bureau of economic research, ndlr). Reste l’impact sur le climat qui n’est, lui non plus, absolument pas pris en compte. »

- Bonus : la baisse des prix du gaz :

« Aux Etats-Unis, les compagnies ont fait chuter les prix en produisant massivement. Les prix sont autour de 3-4 dollars (2,3 euros à 3 euros) à l’heure actuelle. Alors que sur le marché asiatique c’est 12 dollars (9 euros) (le mètre cube, ndlr) et en Europe c’est 10 (7,6 euros). Donc actuellement aux Etats-Unis, les compagnies se reportent sur le pétrole de schiste et investissent moins dans l’exploitation de gaz de schiste. Du coup, les prix risquent d’augmenter à nouveau. C’est une bulle.

En Europe, les choses sont très différentes puisque pour que les prix baissent, il faudrait renégocier les contrats, qui sont des contrats établis à long terme. En effet, le prix du gaz en Europe est indexé sur celui du pétrole. Si demain on se met à produire du gaz de schiste, les prix ne diminueront que faiblement ou pas, car le marché est plus rigide. Et si les prix ne diminuent quasiment pas, il n’y a pas d’avantage compétitif pour l’industrie française. Donc même ce gain économique avancé n’est pas sûr. »

(1) Le mirage du gaz de schiste, Thomas Porcher, Max Milo, 2013