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Gaz de schiste, biocarburant : pourquoi on change les mots ?
mardi, 11 juin 2013 / Amélie Mougey

Pourquoi préférer la dénomination obscure « d’hydrocarbures non conventionnels » au simple « gaz de schiste » ? Réponses avec un spécialiste de la communication environnementale.

Développement « durable » ou « soutenable » ? « Eco-responsabilité » ou « éco-sensibilité »… A peine commence-t-on à parler d’environnement, qu’on ne sait plus appeler un chat un chat. Ou un combustible un combustible. Le 17 mai, avec l’adoption d’un projet de loi transposant six directives européennes dans la loi française, les « biocarburants » ont officiellement été renommés « agrocarburants ».

Sur cette lancée, jeudi dernier, un groupe de parlementaires majoritairement favorables au gaz de schiste préconisait dans un rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de rebaptiser cette ressource, dont l’exploitation est controversée, par le terme plus général d’« hydrocarbure non conventionnel ». Simple changement de forme, volonté de précisions ou stratégie de communication ? Emmanuel Marty, maître de conférence à l’IUT d’information-communication de Cannes est l’auteur d’une publication sur la communication environnementale. Il décrypte ce qu’il appelle « les glissements sémantiques » et nous entraîne dans l’envers du discours.

Terra eco : Agrocarburants, hydrocarbures non conventionnels… ces changements de vocabulaire sont-ils anodins ?

Emmanuel Marty : Absolument pas. Ils sont le résultat d’une lutte d’influence entre les industriels, les militants et les pouvoirs publics pour définir une situation ou aborder un problème. Quand les termes « gaz de schiste » ou « biocarburant » ont fait leur apparition dans le débat public, ils étaient vierges de toute connotation. Aujourd’hui, ils portent une histoire nourrie par les études, les scandales et les controverses qui ont été relayés par les médias et leur sont associés. Au fil des débats et des événements, ils se sont imprimés dans la mémoire collective avec une image souvent négative.

C’est pour se débarrasser de ces connotations que les pouvoirs publics décident de les rebaptiser ?

En partie. Lorsqu’on ne peut plus changer les idées véhiculées par un mot, on change le mot. Cela permet de contourner les réflexes de méfiance, de recul collectif que celui-ci peut susciter. Dans le cas du gaz de schiste, le rapport parlementaire présenté jeudi dernier préconise de remplacer cette dénomination par un terme encore neutre et plus englobant. L’expression « hydrocarbures non conventionnels » fait référence à la fois au gaz de schiste mais aussi au pétrole de schiste, aux sables bitumineux… C’est une manière de noyer le poisson. Et puis il s’agit également d’un terme plus technique. La technicité est un autre moyen de masquer de quoi on parle. Pour l’instant, « hydrocarbure non-conventionnel » ne renvoie à rien de concret. Au contraire, l’expression évoque l’innovation et des projets technologiques dont on ne saisit pas le sens immédiatement. Tout cela fait partie d’une stratégie de communication.

Pourtant, concernant les agrocarburants, Philippe Plisson, le député PS à l’origine de l’amendement, parle de « mettre fin à une confusion » ?

C’est le cas. L’appellation biocarburant était trompeuse. Ces produits n’ont rien avoir avec l’agriculture biologique. En même temps, le terme biocarburant commençait à être perçu de manière de plus en plus négative. La concurrence d’usage avec l’alimentation, les répercussions sur les populations d’Amérique latine ont été de plus en plus critiquées. Le concept, à l’origine perçu avec bienveillance, s’est terni. C’est peut-être pour dissiper ces critiques qu’on a décidé de le renommer. Mais cela reste une supposition.

Dans cette bataille sur le terrain des mots que vous évoquez, qui est le mieux armé ?

Les industriels et les pouvoirs publics. Tous deux ont de gros budgets communications. Dans le milieu associatif, à part Greenpeace, personne ne dispose de tels moyens. La conséquence, c’est que des mots nés dans les champs sémantiques de la science ou du militantisme finissent par leur échapper. Les industriels se les réapproprient. Le meilleur exemple, c’est la notion de développement durable. A l’origine, ce terme est issu de travaux scientifiques mais à force d’être réutilisé, il est devenu tellement ambigu qu’il permet de mettre d’accord en apparence des gens qui ne sont pas d’accord. On peut également mentionner le mot « sobriété » qui vient de la mouvance décroissante et est aujourd’hui allègrement repris par EDF. Les premiers utilisateurs de ces mots-là se rendent compte qu’ils ne les maîtrisent plus et vont en chercher d’autres. Le mot décroissance est sans doute l’un des rares qui échappera à une récupération par le champ économique.

Pourtant, personne n’a jamais tenté de changer le mot OGM, qui suscite, lui aussi, son lot de controverses…

Disons plutôt que personne n’a jamais réussi. Il semble qu’il n’y ait pas de terme moins anxiogène qui dise la même chose et qui puisse être accepté par les autorités et le grand public. Mais l’affichage ou le non-affichage de la mention OGM font l’objet d’une lutte acharnée. Car quand on ne peut pas changer le mot, on tente de le cacher.

L’écologie est-elle un terrain particulièrement propice à cette guerre des mots ?

Sans doute. C’est un domaine qui remet profondément en question nos manières de produire et de consommer, qui met à mal nos valeurs fondatrices. C’est aussi un domaine fécond en controverses. Or dès qu’on parle, on manipule. En 2008, lorsque le prix du pétrole augmentait de manière importante et soudaine, on parlait de « flambée ». Très imagé, ce terme pouvait faire penser qu’il s’agissait d’un événement naturel, imprévisible et incontrôlable, comme un puits de pétrole qui s’enflamme, alors qu’au contraire on parlait d’un processus économique rationnel et connu. Sans qu’on n’y prête attention, les mots trimballent ce genre de conceptions. On peut toujours changer de mot, mais aucun ne reste neutre très longtemps.

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