https://www.terraeco.net/spip.php?article50065
Laïcité en entreprise : qui a peur du voile ?
jeudi, 6 juin 2013 / Alexandra Bogaert

Une proposition de loi de la droite restreignant le port de signes religieux (surtout musulmans) en entreprise vient d’être rejetée. Mais la gauche pourrait en dégainer une autre d’ici peu. Des spécialistes de la laïcité s’en alarment.

Encore un signe de crispation religieuse. Une partie de la classe politique n’a toujours pas digéré l’annulation, le 19 mars par la Cour de cassation, du licenciement d’une employée de la crèche Baby Loup, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), parce qu’elle refusait d’ôter son foulard islamique au travail.

Des politiques de tous bords ont, à l’époque, réagi en déplorant une remise en cause des principes de laïcité. Quelques mois plus tard, et plus précisément ce jeudi, des députés UMP emmenés par Eric Ciotti, élu des Alpes-Maritimes et tenant d’une droite dite « forte », ont présenté dans l’hémicycle une proposition de loi.

Ce texte, très court, visait à inclure dans le Code du travail la possibilité pour un chef d’entreprise de réglementer le port de signes religieux sur le lieu de travail, à travers le règlement intérieur. La loi a déjà été rejetée, mais la gauche pourrait en inscrire une autre à l’agenda parlementaire d’ici quelques mois.

Y a-t-il un vide juridique à combler ?

« Cette affaire Baby Loup a donné lieu à des déclarations alarmistes disant qu’on ne peut rien faire actuellement en entreprise pour limiter les comportements religieux des salariés. C’est faux ! », s’insurge l’anthropologue du fait religieux Dounia Bouzar. Elle rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme impose à la France des critères, déjà repris dans la jurisprudence française, permettant à un employeur de limiter, au cas par cas, le comportement religieux de ses employés quand cela s’avère nécessaire. Les critères en question sont au nombre de cinq : « La manifestation de la conviction religieuse ne doit pas entraver les règles d’hygiène, de sécurité, de liberté de conscience des autres, ni les aptitudes nécessaires à la mission et à l’organisation de la mission de l’employé. »

Un exemple : un restaurateur peut licencier un chef qui refuserait de cuisiner du porc pour des questions religieuses sans qu’il y ait discrimination. Mais il ne peut en aucun cas imposer dans son règlement intérieur à tous ses salariés, dont ceux qui gèrent la comptabilité ou le service en salle, de tolérer le porc, si cela n’entrave pas leur activité professionnelle. Les restrictions ne peuvent s’appliquer qu’au cas par cas, en lien avec le travail spécifique pour lequel l’employé est embauché, ainsi que le précise le Code du travail.

Interdire tout signe serait antidémocratique

Concernant Baby Loup, la Cour de cassation a déclaré illégal le règlement intérieur de la crèche qui prévoyait une obligation de « neutralité philosophique, politique et confessionnelle » pour tous les salariés. Ainsi, il ne s’agit pas de dire que l’on peut porter tout signe religieux ostentatoire et en toutes circonstances en entreprise. Mais on ne peut pas, à l’inverse, interdire le port de signes religieux à l’ensemble du personnel. C’est bien ce que la proposition de loi UMP souhaitait changer.

« Donner la possibilité à un chef d’entreprise de contrôler l’apparence vestimentaire de ses employés n’est pas compréhensible en démocratie, s’insurge Raphaël Liogier, sociologue et directeur de l’Observatoire du religieux. La France n’est pas en danger, elle n’a pas besoin d’une loi d’exception contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à notre Constitution ! » Auteur de Le mythe de l’islamisation : Essai sur une obsession collective (Seuil,2012), il rappelle que, dans une société démocratique, les seules limites acceptables à la liberté d’expression concernent les cas de trouble à l’ordre public ou les atteintes à l’intégrité physique ou morale d’une personne.

Des crispations réglées par le dialogue

« Exception faite de la sphère publique (les agents de l’Etat, ndlr) où la neutralité est obligatoire, interdire aux citoyens de montrer leurs différences dans l’espace public, dont l’entreprise fait partie, serait aussi radical que d’interdire les manifestations », poursuit-il. D’ailleurs, dans 94% des cas, nul besoin d’interdire car les demandes liées au fait religieux dans l’entreprise sont réglées par le dialogue, selon l’Observatoire du fait religieux en entreprise (Sciences Po Rennes), révèle Le Monde.

« Beaucoup croient qu’être laïc, c’est cacher sa religion, alors même que la laïcité garantit la liberté de conscience et la liberté de manifester cette conscience. Pour que les gens adhèrent à des valeurs communes, il faut qu’ils puissent se mélanger », recadre Dounia Bouzar.

Sa crainte, partagée avec Raphaël Liogier, est que l’Observatoire de la laïcité créé en avril par François Hollande ne propose bientôt au gouvernement un texte de loi très proche de celui proposé par Eric Ciotti. En effet, parmi les membres de cet Observatoire – dont bon nombre, à commencer par son président Jean-Louis Bianco – ne sont pas spécialistes des questions de laïcité – quatre ont manifesté leur méconnaissance du sujet en exigeant, après le verdict Baby Loup, qu’une loi vienne combler le « vide juridique » concernant les signes religieux en entreprise.

Le signe d’une France en mal d’identité

« Cet Observatoire s’inscrit dans une surenchère, entre la droite et la gauche, de chasse à la visibilité religieuse, en particulier musulmane », déplore Dounia Bouzar. C’est d’ailleurs bien la religion musulmane qui est brandie comme une menace à la laïcité dans le programme de la droite forte. Pour Raphaël Liogier, ces débats sur les signes religieux inscrivent clairement la société française « dans une période populiste, de crise identitaire, dont la caractéristique essentielle est qu’on commence à s’occuper de ce qui ne nous regarde pas, comme l’apparence physique de nos collègues ».

Ce jeudi, Michel Sapin, le ministre du Travail qui, au nom du gouvernement, a rejeté le texte de l’UMP, a plaidé pour « une laïcité de sang-froid, sans laxisme et sans surenchère ». Reconnaissant que « le code du travail apporte des réponses », il n’a toutefois pas exclu une loi « le moment venu », notamment pour les structures accueillant des enfants.


Et dans le public ?

Dans le monde du travail, l’obligation de neutralité d’apparence (aucun signe visible d’appartenance à une religion) ne vaut que pour les agents de l’Etat. Les fonctionnaires ont l’interdiction d’afficher leurs convictions philosophiques, religieuses et politiques. Cette laïcité imposée, « c’est une manière de dire aux usagers des services publics : vous êtes divers mais on vous traite tous de la même façon, quelles que soient nos convictions personnelles. C’est l’essence même de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905 : une Nation au-delà des convictions », rappelle Dounia Bouzar.