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« La mer ne fait pas de pause : elle continue à monter »
mercredi, 24 avril 2013 / Cécile Cazenave

Pour mieux scruter la hausse du niveau des océans et ses conséquences, la chercheuse Anny Cazenave s’appuie sur les satellites. Une méthode qui a transformé notre regard sur les courants marins, mais aussi sur le changement climatique.

Anny Cazenave est chercheuse au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales.

Quand les outils de la recherche spatiale ont-ils été mis au service des sciences de l’environnement ?

Quand l’exploration spatiale a commencé en France, aux Etats-Unis et en Union soviétique, les préoccupations environnementales n’existaient pas dans ce champ scientifique. On se contentait de lancer des satellites, qui ont d’abord permis de faire des découvertes sur la forme de la Terre ou sa gravité. Les chercheurs envisageaient d’étudier de nouveaux phénomènes au fur et à mesure que de nouvelles technologies devenaient disponibles. C’est la technique qui a tiré la science. Mais certains avaient, malgré tout, l’intuition que ces outils pourraient être mis au service de l’environnement. En 1969, un colloque s’est tenu à Williamstown, aux Etats-Unis, réunissant des Américains et des Européens déjà impliqués dans la recherche spatiale. Leur projet consistait déjà à étudier l’océan. C’était une époque où l’on ne parlait d’ailleurs pas encore de réchauffement climatique. On se demandait plutôt quand aurait lieu la prochaine glaciation ! Mais les technologies dont ils avaient besoin pour mettre en œuvre leur vision ne sont arrivées à maturité que vingt ans plus tard ! A la fin des années 1970, on disait que l’espace pouvait être utile. En trente ans, on a démontré qu’il l’est.

Comment les satellites ont-ils permis de commencer à étudier les océans ?

Dans les années 1970 ont été lancés les premiers satellites altimétriques. Cette technique permet de mesurer la hauteur de la surface de la mer par rapport à une référence fixe liée à la Terre, ainsi que ses variations temporelles. Et c’est au début des années 1990, avec le lancement du satellite franco-américain Topex/Poséidon, auquel j’ai participé, que l’océanographie spatiale a réellement pris son essor. A ce moment-là, la précision de mesure avait augmenté de manière spectaculaire. Aujourd’hui, elle a d’ailleurs atteint l’échelle du centimètre. Pour l’étude de l’océan, cette technologie s’est révélée décisive.


Quelles ont été les grandes découvertes faites grâce à ces satellites ?

Grâce à ces missions altimétriques, la première, en 1992, et les suivantes que nous avons eu la chance de faire, il a été possible d’obtenir, pour la première fois, de longues séries de données continues. Or, dans le domaine de l’environnement, c’est un facteur essentiel. Car il s’agit de surveiller, ce qui veut dire regarder pendant longtemps, comment les phénomènes évoluent. Il faut avoir les outils pour cela. Trois découvertes majeures sont issues de ces séries. La première, c’est la circulation des courants à l’échelle de la planète, qu’on ne connaissait que grossièrement. Les navigateurs savaient que les alizés pouvaient les emmener d’Europe vers les Antilles et que, pour revenir, ils pouvaient suivre le Gulf Stream : c’est tout ! Grâce aux satellites, la position de ces courants et leurs variations dans le temps ont pu être mesurées. Et surtout, nous avons compris que l’océan, comme l’atmosphère, était turbulent. Il forme des tourbillons d’une durée de vie de l’ordre du mois, dans lesquels l’essentiel de l’énergie est concentrée. Nous l’ignorions jusqu’alors. Ensuite, nous avons pu mieux connaître la plus grande perturbation naturelle du système climatique, le phénomène El Niño. Nous pensions, à l’époque, qu’il était confiné du côté des côtes du Pérou. Topex/Poséidon a pu, pour la première fois, suivre cet événement depuis sa genèse jusqu’à son paroxysme et son déclin. Et nous avons ainsi découvert que ce courant chaud prend naissance dans le Pacifique Ouest, se déplace pendant plusieurs mois et vient buter contres les côtes d’Amérique centrale. Les répercussions de ce phénomène sur le climat à l’échelle mondiale sont extrêmement importantes. Grâce à ces connaissances, on peut aujourd’hui, comme en météo, prédire l’état de l’océan jusqu’à deux semaines à l’avance. Ce système est désormais opérationnel et a des applications nombreuses pour la navigation, la pêche, l’exploration pétrolière… Enfin, la troisième grande découverte fut la hausse du niveau de la mer.


On savait déjà que le niveau de la mer avait augmenté au XXe siècle. Qu’est-ce que les observations réalisées grâce aux satellites ont apporté de nouveau ?

Nous savions, grâce à des outils appelés marégraphes, installés dans les ports, que la mer a monté au XXe siècle d’environ 1,7 millimètre par an. Ces instruments, peu nombreux, étaient mal répartis sur la planète. Les satellites nous ont donné une vision globale du phénomène. Nous savons désormais que le niveau moyen global de la mer a augmenté de plus de 3,2 millimètres par an depuis 1993, soit le double par rapport aux décennies précédentes. On a l’impression que 3 millimètres par an, c’est peu. Pourtant, sur vingt ans, la somme fait déjà 6,5 centimètres. Sur l’ensemble de l’océan, qui représente 70 % de la surface de la terre, c’est énorme ! Mais la grande découverte, c’est surtout que la mer ne monte pas à la même vitesse partout. Sur les vingt dernières années, nous avons en effet montré que le niveau montait trois fois plus vite que la moyenne dans le Pacifique Ouest, et plus vite, mais dans une moindre mesure, dans le Sud du Groenland et dans l’océan Austral. Ce facteur est capital pour le futur. Si, dans certaines régions, la mer monte deux fois plus vite que la moyenne globale, il va falloir s’y préparer. Ce n’est pas simple, car nous savons aussi, maintenant, que ces variabilités régionales ne peuvent pas être envisagées à long terme. Ces phénomènes oscillent en effet au cours du temps, en réponse aux grandes variations climatiques, comme El Niño. Les zones dans lesquelles le niveau de la mer montera plus vite que la moyenne dans le futur ne sont pas forcément les mêmes qu’aujourd’hui. Pour réaliser des projections, il faut avoir compris les phénomènes, ce qui les pilote et ce qui les fait évoluer. Ce qu’on observe aujourd’hui avec ces satellites sert à mieux prévoir le futur.


Vous avez contribué au dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Depuis sa parution, on sait que les prévisions de hausse du niveau de la mer étaient sous-estimées. Pourquoi ?

Le dernier exercice du Giec a commencé en 2003 et a été publié en 2007. Et, en effet, nous savons aujourd’hui que les prévisions de l’exercice précédent étaient sous-estimées. Car, en 2003, les phénomènes de perte de glace des calottes polaires commençaient à peine à être observés. Nous n’avions pas le recul nécessaire et nous ne savions pas si ça allait durer. Quand le Giec fait une évaluation des connaissances, il prend ce qu’il y a dans les publications scientifiques. Et, à l’époque, aucune publication ne tenait compte de ces phénomènes-là, que nous n’avions pas encore compris. Il faut bien voir que, il y a quinze ans, la contribution des calottes polaires à la hausse du niveau de la mer ne représentait rien.

Ces écoulements extrêmement rapides ont commencé à se manifester au début des années 2000. On les a découverts grâce aux satellites, qui nous ont permis de les mesurer. On sait aujourd’hui que la fonte des glaces en général représente deux tiers de la hausse du niveau de la mer : un tiers vient des glaciers de montagne et un tiers du Groenland et de l’Antarctique. En 2007, les articles du quatrième rapport du Giec consacrés à l’augmentation du niveau de la mer étaient englobés dans un chapitre sur l’océan, qui parlait aussi de l’acidification et de tout un tas de problèmes. Mais la communauté internationale a réalisé que cette hausse était une des conséquences majeures du changement climatique. Dans l’exercice en cours, qui sera publié en 2013, elle fait l’objet d’un chapitre particulier, pour lequel nous sommes 14 rédacteurs.


Toutes ces nouvelles connaissances ont-elles fait évoluer vos prévisions de manière importante ?

De fait, ce qui va sortir cette année sera bien au-dessus des précédentes projections. Dans le cadre d’un scénario moyen de réchauffement, nous avions, à l’époque, annoncé une hausse moyenne se situant entre 20 et 60 centimètres d’ici à 2100. Pour cette édition, nous allons probablement prédire entre 50 et 80 centimètres de hausse. Ces mesures valent pour un scénario moyen. Or, on ne sait pas très bien ce qu’il va se passer en termes d’émissions ! Le prochain rapport donnera également des projections de variabilité régionale qui se superposent à cette hausse moyenne. Régionalement, tous les phénomènes que nous connaissons maintenant et que nous avons évoqués plus haut peuvent amplifier la hausse moyenne de 30 % à 50 % ! Par ailleurs, on parle toujours de 2100 comme si tout s’arrêtait à cette date. Mais ça va continuer ! Au-delà des impacts locaux, qui sont très importants et dont il faut prendre la mesure pour se préparer, la hausse du niveau de la mer est une preuve du réchauffement climatique. La mer, d’ailleurs, ne fait pas de pause : elle continue à monter.


Vous avez développé l’hydrologie spatiale. De quoi s’agit-il ?

Aujourd’hui, de nouveau grâce aux satellites, nous sommes capables de surveiller les évolutions des stocks d’eau dans tous les réservoirs de surface – les lacs, les plaines inondées –, mais aussi l’humidité des sols, et de connaître l’évolution du stock dans les nappes souterraines. Des modèles peuvent donc être développés par des hydrologues pour prédire l’état de ces stocks dans les prochaines décennies. C’est un champ prometteur à explorer, avec des applications possibles. Des collègues pensent, par exemple, être désormais capables de détecter des zones de résurgence de nappes souterraines, en mesurant la température d’une région, depuis un satellite. Les sels contenus dans les nappes provoquent des variations de densité qui créent une circulation de l’eau. Si ce mouvement remonte vers la surface, cela crée des contrastes thermiques qu’on voit depuis les satellites. Les collègues ont appliqué leur technique sur Mars pour mesurer les circulations d’air dans les volcans. Imaginons que cette technique fonctionne sur la Terre et soit appliquée au Sahel, où les ressources sont dans les nappes. Signaler les ressources disponibles facilement et aller forer là où on pense qu’il y a vraiment de l’eau, ce serait révolutionnaire !


Avez-vous le sentiment que les connaissances que vous produisez sont utilisées par les décideurs politiques et industriels ?

Globalement, non. Il y a un gros travail à faire, qui ne peut pas venir uniquement des scientifiques. Il faut que d’autres prennent le relais. Des applications existent bien, en agriculture par exemple, avec le développement de services commerciaux basés sur des images interprétées, et à travers quelques projets européens qui, en temps de crise, pourraient d’ailleurs être menacés. Mais l’on sent bien qu’il y a un fossé entre les décideurs, qui pourraient s’approprier tous ces produits issus de la recherche spatiale, et nous. Il y a un maillon manquant qui doit mettre en musique ce que nous avons entrevu comme possible. Nous avons parfois tenté d’organiser des réunions avec des industriels concernés par les questions de l’eau, par exemple. Mais l’horizon 2020 est déjà trop loin pour eux, sans certitudes financières immédiates. Les échelles de temps ne sont pas les mêmes. Les évolutions techniques vont vite, mais le plus difficile à faire changer, c’est la mentalité humaine. Tout ça finira par se faire, mais ça prendra du temps. —

N.B. : L’auteure de cette interview est une homonyme d’Anny Cazenave, avec qui elle n’a aucun lien de parenté.


En dates

1975 Doctorat en géophysique

2004 Elue à l’Académie des sciences sur le poste de climatologie

2013 Titulaire de la chaire du Collège de France « Développement durable - environnement, énergie et société »

Formes et mouvements de la Terre (Belin, 1994)

L’Homme face au climat (Sous la direction d’Edouard Bard, Odile Jacob, 2006)