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Carmen Colle, la couturière qui ne filait pas doux
jeudi, 28 mars 2013 / Cécile Cazenave

Plagiée par Chanel, cette patronne à la fibre sociale a refusé de courber l’échine et choisi d’attaquer le géant du luxe. Sept ans après, la justice vient de lui donner raison. Et, en Haute-Saône, l’atelier de confection de la fille d’immigrés italiens reprend du poil de la bête.

Carmen Colle a la victoire modeste. « La ministre de la Couture vient de me faire chevalier des Arts et des Lettres », lâche-t-elle, dans un délicieux lapsus. Car à la couture, cette femme gironde de 64 ans, aux yeux vert aquatique, a beaucoup donné. Plus qu’elle n’aurait voulu. La médaille attribuée à la patronne de l’entreprise World Tricot, de Lure, en Haute-Saône, récompense, sous le jargon policé de « défense du savoir-faire français », sept ans d’un combat judiciaire contre Chanel. En septembre dernier, l’icône du luxe hexagonal et chantre de la sauvegarde de l’artisanat d’art, a été condamnée pour contrefaçon. La Cour d’appel de Paris a reconnu que les modèles d’une collection de 2005 avaient été réalisés d’après un échantillon de mailles créé par les ouvrières de World Tricot, refusé, puis copié et façonné ailleurs. On a dit en Italie. Peut-être plus loin.

« Sept ans pour un carré de mailles, résume Carmen Colle. Ne croyez pas que je suis réjouie : ce sont sept ans de désastre pendant lesquels nous aurions pu avancer. » Sa voix résonne dans les 1 500 mètres carrés de l’atelier, en zone industrielle de Lure, où dorment les dizaines de machines, tricoteuses, brodeuses, et remailleuses, comme de gros insectes en hibernation. Car ici, seule une poignée de personnes se souvient, avec un pincement au cœur, qu’au milieu des années 2000, toute la haute couture parisienne passait commande à la centaine d’ouvrières de Lure. Jusqu’à « l’incident de parcours », comme l’appelle Carmen, mi-pudique, mi-exorciste.

Elle l’a pourtant voulu ce combat. Ce sont peut-être son doux regard et son vrai prénom, Carmela, qui lui valurent le surnom incongru de « caramel mou » à l’école. En découvrant Bizet et le tempérament rebelle et libre de son héroïne espagnole, elle prit goût au prénom de Carmen. Elle aussi vient de chez les ouvriers. Mais d’Italie. Départ à six ans de la région de San Pellegrino, dans le nord-ouest du pays. Son père bûcheron trouve à faire en Isère, puis dans les villages de montagne de Franche-Comté. La jeune fille, « un peu sauvageonne », reste des heures à la rivière en oubliant de rentrer. De cette époque, elle conserve le souvenir douloureux de l’arrachement à son pays d’enfance. Et celui, lumineux, des livres empruntés à la bibliothèque du presbytère. Récits d’alpinisme, voyages d’Alexandra David-Néel et romans de Joseph Kessel font son apprentissage du monde, de l’aventure et de la ténacité. « C’était le dépassement qui me plaisait, avec eux tout était possible », se rappelle-t-elle. Elle garde aussi un amour pour les haches. « Un outil qui vient de si loin, qui est si lié à l’homme », murmure-t-elle.

Du boulot et de la fierté

A 14 ans, contre l’avis des parents, Carmen se fait embaucher chez Madec, l’usine métallurgique du coin, « parce qu’il y avait encore trois frères et sœurs derrière [elle] ». Elle y découvre d’autres outils, la répétition infinie des gestes pour enlever les bavures de métal et la solidarité entre filles. La copine Mado l’initie à la musique. En goguette, les ados dessinent des croix de Lorraine sur les routes. « On était pour de Gaulle, pour la grandeur de la France, alors qu’on ne pouvait pas voter, nous, les Italiens. »

Lorsqu’elle devient animatrice de quartier, Carmen est mariée et française. Elle a cinq enfants. Bénévole au Secours catholique et famille d’accueil, elle ouvre sa porte en grand. Au Mortard, la cité prolo de Lure, elle alphabétise les femmes des ouvriers de Peugeot, et les réfugiées politiques du centre Cimade. « Mais ce qu’il leur fallait, c’était du travail : j’ai eu l’intuition de la maille, car toutes les femmes ont ça en mémoire », se rappelle-t-elle. C’est la mode des pulls Anny Blatt, vaporeux, colorés. « Créez votre séduction », dit la réclame. Carmen crée du boulot et de la fierté. L’atelier commence dans les HLM à la fin des années 1980, avec des Maghrébines, des Kosovares, des Laotiennes : « Une vie de famille, avec de l’ambiance ! »

L’insatiable, qui n’y connaît d’abord rien, épluche les magazines féminins, se forme, et apporte ses échantillons à Paris. On la regarde de haut, on lui ferme la porte au nez. Elle revient par la fenêtre. Christian Lacroix finit par passer commande. « Et ensuite tous les autres. » Au milieu des années 2000, World Tricot pèse deux millions d’euros de chiffre d’affaires. Les collections de Chanel représentent 90 % de la production. Mais un jour, la griffe ne commande plus rien, sans un mot d’explication. Le pot aux roses, elle le découvre dans une boutique, à Tokyo, au Japon, où elle tombe sur une série de vêtements réalisés sur le modèle de l’un de ses échantillons. La trahison valait-elle de rejouer David contre Goliath ? « Lorsqu’une maison comme celle-là arrête de travailler avec vous, c’est la suspicion de toute une profession qui vous tombe dessus : de toute façon, nous étions condamnées », répond fermement Carmen. En sept ans de procès, tout y est passé : la fin des commandes des autres couturiers, les licenciements, la vente aux enchères des bâtiments et des machines. « Au départ d’un jeu de mailles, il n’y a rien d’autre qu’un fil, un crochet et une boucle : c’est une construction, une création qui vient de l’imaginaire », plaide-t-elle. En septembre dernier, le tribunal a qualifié de « copie servile », le vêtement Chanel. A la sortie, les représentants de la marque parlaient de « malentendu ». Un mot qui n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde : « J’attends toujours leurs excuses. »

Un cardigan à Dubaï

Repêché in extremis par un groupe de business angels bourguignons, World Tricot (1) n’a pas dit son dernier mot. Le portable bippe dans la camionnette : il manque une fermeture éclair pour un prototype de cardigan qui doit partir à Dubaï, aux Emirats arabes unis. Des marques de luxe en passe de devenir clients, Carmen ne veut plus dire un mot. Mais des outils et de l’âme qu’elle y mettra encore, certainement. —

(1) World Tricot a créé une marque de vente directe, Angèle Batist


En dates

1948 Naissance à Bergame, en Italie

1987 Crée World Tricot, sous forme d’association

2005 Plainte contre Chanel pour contrefaçon

2010 Liquidation judiciaire de World Tricot

2012 Investissement des « Bourgogne Angels » dans World Tricot

2012 Chanel perd en appel

2013 Faite chevalier des Arts et des Lettres