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« Le TGV pour tous, c’est impossible et cela ne correspond pas à la demande »
jeudi, 28 mars 2013 / Simon Barthélémy

Yves Crozet, spécialiste du secteur ferroviaire, plaide pour un réseau de trains régionaux de qualité pour les déplacements du quotidien, loin de la passion pour la grande vitesse à l’œuvre depuis trente ans.

Mise à jour du 26 mai 2015 : Un rapport sur les lignes Intercités, en déficit, a été rendu public en ce début de semaine. Il préconise la suppression de certaines d’entre elles, lit-on dans Libération.

Yves Crozet est professeur à l’Institut d’études politiques de Lyon, chercheur au Laboratoire d’économie des transports, il est également membre, au titre de personnalité qualifiée, de la commission Mobilité 21, chargée d’analyser les grands projets du Schéma national d’infrastructures des transports.

La SNCF propose-t-elle un TGV low cost (1) pour relancer des trains en perte de vitesse ?

Les Français ne boudent pas le train. Ils plébiscitent les TER, et si, à cause de la crise, la fréquentation du TGV a légèrement baissé l’an dernier, elle assure l’essentiel des 383 millions d’euros de bénéfices de la SNCF. Le TGV low cost Ouigo est avant tout une belle opération de communication, relayée avec gourmandise par les médias, qui s’intéressent davantage aux TGV qu’aux RER ! Rappelons que Ouigo n’opérera pour l’instant que sur une seule ligne. Les TGV n’étant eux-mêmes fréquentés que par environ 10 % de la population, autant dire qu’un Français sur mille est concerné par Ouigo. Mais, comme Carrefour occupe le terrain avec à la fois des hypermarchés et des magasins de proximité, la SNCF propose différents produits à ses clients potentiels. On trouve ainsi, entre Paris et Lyon, des TGV, des iDTGV (billets vendus uniquement sur Internet pour des trains « thématiques », ndlr) à prix réduit ou encore des trains sur la ligne classique Paris-Dijon-Lyon, qui mettent plus de quatre heures mais sont très appréciés des étudiants, car le billet coûte deux fois moins cher que le TGV. Des lignes d’autocars sont même en projet. La SNCF a bien compris que si elle en reste au « tout TGV », des concurrents se présenteront.

Ouigo est-il une réponse aux critiques sur les prix des billets ?

Ces TGV sont moins chers car ils ne font pas Paris-Marseille, mais Marne-la-Vallée-Miramas, et circulent à des heures où les péages de RFF (Réseau ferré de France, l’exploitant, fait payer à la SNCF l’accès au rail, ndlr) sont moins élevés. Les lignes low cost potentielles ne sont toutefois pas très nombreuses. Rappelons toutefois qu’en France le train est relativement bon marché, notamment les abonnements TER. Alors que les Espagnols sont moins riches que nous, un Madrid-Séville en TGV coûte au minimum 65 euros, contre 30 ou 40 euros pour un Paris-Lyon, en réservant à l’avance. Bien sûr, les tarifs peuvent doubler, à cause du « yield management ». Cette « gestion fine » permet à la SNCF d’optimiser ses recettes en faisant payer plus cher aux heures de pointe et pour les départs au dernier moment. En Allemagne, l’offre tarifaire est plus diversifiée et permet, notamment aux jeunes, des déplacements peu coûteux le week-end, dans un système où la réservation n’est pas obligatoire.

D’ici à 2019, le rail doit totalement s’ouvrir à la concurrence, partout en Europe. Cela peut-il rendre le train plus abordable ?

L’objectif n’est pas tant de faire baisser le prix pour le voyageur que de faire diminuer le niveau des subventions publiques en faveur du ferroviaire (au total, près de 13 milliards d’euros par an en France). En Allemagne, par exemple, l’ouverture à la concurrence a contraint la Deutsche Bahn à baisser ses coûts – d’entretien et de fonctionnement des lignes – pour les Länder (régions administratives allemandes, ndlr) qui financent les trains régionaux. En France, les TER pourraient ainsi revenir à 20 % moins cher. Mais les régions françaises, qui financent les TER, sont pour l’heure rétives à l’idée de concurrence. Or, même réduite à quelques lignes, ce pourrait être un aiguillon utile pour améliorer l’efficacité. Il ne s’agirait pas de mettre plusieurs compagnies en concurrence sur la même ligne, mais de lancer un appel d’offres permettant de choisir un opérateur pour gérer une ou plusieurs liaisons. L’expérience a montré dans les autres secteurs d’activité (télécommunication, transport aérien) que l’intérêt de l’arrivée de nouveaux entrants réside dans leur capacité à innover, à proposer une organisation du travail plus performante.

La concurrence ne pose-t-elle pas des problèmes de sécurité, comme en Grande-Bretagne ?

La privatisation initialement chaotique du rail britannique est l’argument clé des cheminots pour défendre le monopole. Mais depuis quinze ans, les Britanniques ont tout reconstruit, et le niveau de sécurité sur leur réseau est désormais meilleur que celui observé chez nous, pourtant très bon. 20 % des trains régionaux allemands sont privés, sans que cela provoque d’accidents. Idem pour le trafic de fret en France, opéré à 30 % par des trains privés. Notons d’ailleurs que 3 % à 4 % d’entre eux appartiennent à une filiale privée de la SNCF, ce qui permet d’appliquer une autre convention collective, avec un temps de conduite par jour plus long. Comme avec iDTGV, Ouigo, ou sa filiale Keolis, la SNCF sait recourir à divers moyens pour contourner les lourdeurs de son organisation du travail. L’ouverture à la concurrence ne vise pas à affaiblir la compagnie nationale, mais à lui permettre de moderniser son organisation.

Les partenariats public-privé (PPP) pour la construction de nouvelles lignes sont-ils, selon vous, synonymes de « faillite à grande vitesse », comme l’affirme le journaliste Marc Fressoz (2) ?

Trois PPP sont à l’œuvre actuellement dans le ferroviaire, notamment la ligne Bretagne-Pays de la Loire (BPL). Le coût n’est pas forcément exorbitant pour les finances publiques, mais c’est bien l’équivalent d’une dette, car il faut payer un loyer pendant plusieurs dizaines d’années. Les PPP ne sont pas une baguette magique financière ! Comme quatre lignes à grande vitesse (LGV) sont actuellement en construction (Nîmes-Montpellier, Tours-Bordeaux, BPL et la traversée des Vosges, dernière phase de la LGV Est, ndlr), il sera impossible de lancer un autre grand chantier avant 2017 et peut-être même plus tard, car les projets en cours vont peser longtemps sur les finances publiques. Les PPP sont aussi un pari sur les compétences de l’opérateur privé à exploiter ces lignes.

Vous êtes membre de la commission Mobilité 21, chargée de faire le tri parmi les 70 grands projets du Snit, le Schéma national d’infrastructures des transports. Où en êtes-vous ?

Nous rendrons nos conclusions d’ici à juin. Mais nous savons déjà que nous n’avons pas les 245 milliards d’euros nécessaires pour les réaliser tous et qu’il faut tout remettre à plat. Le TGV pour tous, c’est impossible, et cela ne correspond pas forcément à la demande sociale. Beaucoup de projets présentent les LGV comme la possibilité de développer la mobilité pendulaire avec Paris, Marseille, Nice, etc. Mais un TGV n’est pas fait pour répondre à une demande de déplacements quotidiens dans la mesure où les usagers, dans leur immense majorité, ne peuvent pas payer des abonnements de 600 euros par mois (prix actuel sur le Paris-Lille). Et il n’est financièrement pas soutenable de créer des LGV qui demanderont d’énormes subventions pour la construction et nécessiteront ensuite chaque année des subventions d’exploitation !

Certains projets, comme la LGV Lyon-Turin, suscitent une opposition très forte. Qu’en pensez-vous ?

Le Grenelle a mis les contraintes environnementales en évidence, et les opposants aux projets routiers et ferroviaires sont de plus en plus nombreux. Ils savent pointer les faiblesses des différents projets. Mais il n’est pas pour autant souhaitable de tout arrêter. Il y aura encore, dans l’avenir, des grands projets à réaliser. Pour le Lyon-Turin, c’est une idée ancienne, dont la pertinence est aujourd’hui affaiblie, car elle est fondée sur les prévisions du trafic de fret, en diminution depuis dix ans dans les tunnels routiers (Mont-Blanc et Fréjus) et dans le tunnel ferroviaire (Fréjus). Si la relation diplomatique France-Italie n’était pas en jeu, il y a longtemps qu’on aurait arrêté les frais (8,5 milliards d’euros pour le seul tunnel, ndlr).

La France reste donc sur la voie du « tout TGV »…

Dans les années 1960-1970, on pensait que le ferroviaire allait décliner irrémédiablement. Lorsque le TGV a été lancé, à la surprise générale, cela a été un succès. Tout le monde a voulu son TGV et, grâce à l’action des élus, de la SNCF et de RFF, ils se sont multipliés. Mais le réseau ne peut s’étendre indéfiniment. La SNCF elle-même se dit peu intéressée par la plupart des nouveaux projets de LGV. En outre, on a constaté que la passion pour le TGV avait poussé à négliger l’entretien et la modernisation du réseau classique. Depuis le rapport Rivier de 2007 (audit sur l’état du réseau ferré national français, ndlr), on tente de réparer ce retard. Mais cela conduit à un besoin croissant de subventions pour le ferroviaire, car ce dernier n’est pas, sauf exception comme la ligne Paris-Lyon, une activité rentable.

A l’étranger, le TGV permet-il le développement du train ?

Pas partout. En Espagne, le trafic ferroviaire se développe grâce au TGV, à grands frais : avec un réseau LGV plus étendu que celui de la France, le trafic y est cinq fois inférieur au nôtre ! La Suède a renoncé à une LGV entre Stockholm et Malmö (l’équivalent de Lyon-Bordeaux), mais le train a pris des parts de marché à l’aérien, grâce au confort et à la qualité du service. A l’inverse, en Chine, où les flux de passagers sont très importants, la LGV a du sens, de même qu’entre La Mecque et Médine, en Arabie saoudite, pour transporter les nombreux pèlerins. Si les problèmes d’expropriation n’étaient pas aussi complexes aux Etats-Unis, le train pourrait aussi reprendre des parts de marché à l’avion. Mais le TGV a une zone de pertinence réduite. Développer de grands axes européens de LGV, qui permettraient de faire Paris-Rome ou Paris-Madrid en sept ou huit heures, n’est pas une bonne idée, car le trafic potentiel est modeste, et le train n’est pas compétitif face à l’avion. Ne nous polarisons pas sur les LGV. Ce dont la plupart des pays ont besoin, la France comme l’Inde, la Belgique comme la Chine, c’est de trains régionaux et urbains de qualité, des trains de la vie quotidienne. —

(1) Ouigo commencera à rouler le 2 avril. 400 000 voyages à 10 euros seront proposés chaque année. Les trains partiront de gares secondaires comme Marne-la-Vallée ou Lyon-Saint-Exupéry.

(2) FGV : faillite à grande vitesse, de Marc Fressoz (Cherche Midi, 2011).

- Le rapport Rivier

- Le site de la Fédération des usagers des transports

- Le portail des transports publics et de la mobilité


Les camions se mettront-ils sur les rails ?

90 % du fret de marchandises passe aujourd’hui par la route, et cette part continue à augmenter, en contradiction avec les objectifs du Grenelle de l’environnement, dont l’idée était de faire progresser la part du non-routier de 14 % (chiffre daté de 2009) à 25 % à l’horizon 2022. Mais l’entrée en vigueur de l’écotaxe poids lourds est encore repoussée (au 1er octobre). Destinée à faire payer aux camions l’utilisation des routes, elle doit les aiguiller vers le rail et rapporter 1,2 milliard d’euros. Pas à un paradoxe près, la France autorise désormais la circulation sur son sol des « mégacamions ». –


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