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Deux ans après le Médiator, ces experts toujours en conflit d’intérêts
lundi, 18 février 2013 / Alexandra Bogaert

L’Agence nationale de sécurité des médicaments vient de nommer ses experts externes. Malgré des garde-fous, leur indépendance n’est pas toujours garantie, tant l’imbrication entre recherche et industrie est forte.

Des experts sans intérêts ? L’affaire du Mediator, cet antidiabétique détourné de son usage pour faire maigrir, a dévoilé l’aveuglement de certains scientifiques financés par l’industrie. Dans la foulée de ce scandale, l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) était remplacée en mai dernier par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). A nouveau sigle, nouveau look. Et nouvelles exigences d’indépendance par rapport à l’industrie du médicament. Vraiment ?

Cette institution vient de se doter d’un nouveau corps d’experts externes, 270 en tout. On connaît depuis le 11 février la composition des commissions et des groupes de travail nouvelle version. Tous leurs membres sont censés garantir leur absence de liens avec l’industrie pharmaceutique, en conformité avec la loi de décembre 2011 – autre conséquence de l’affaire du Mediator - pour renforcer la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé. Loi complétée par un décret, publié en mai 2012, relatif à la déclaration publique d’intérêts et à la transparence en matière de santé publique et de sécurité sanitaire.

Des garde-fous contre les conflits d’intérêt

Pour se prémunir de tout conflit d’intérêts, plusieurs garde-fous ont été instaurés. Dans l’appel à candidature publié en juin par l’ANSM, il est stipulé que « les membres des instances s’engagent à ne pas avoir ou à renoncer, pendant la durée de leur mandat, à toute rémunération personnelle de la part des entreprises, établissements ou organismes dont les activités, les techniques ou les produits entrent dans le champ de compétence de l’agence ainsi que les sociétés ou organismes de conseil intervenant dans ces secteurs ».

Les nouvelles règles rendent par ailleurs un mandat d’expert (trois ans renouvelable une fois) incompatible avec la participation comme investigateur principal à des essais cliniques financés par des industriels. Rédiger des articles ou servir de conseil pour un laboratoire pharmaceutique est également interdit. Que ces activités soient rémunérées ou non.

De plus, chaque expert externe doit faire une déclaration publique d’intérêts (DPI) dans laquelle il recense « les éventuels liens d’intérêts actuels et ceux des cinq années précédentes à leur nomination ». De quoi prévenir tout amalgame entre les intérêts personnels et les décisions prises.

Des liens encore avérés

Mais dans les faits, plusieurs DPI – toutes accessibles sur le site de l’ANSM depuis le 8 février – indiquent que des experts externes ont bel et bien encore des liens d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique.

C’est le cas de Françoise Norol, médecin responsable de l’unité de thérapie cellulaire à l’hôpital de la La Pitié-Salpêtrière, à Paris. Cette ex-vice présidente de la commission de thérapie cellulaire de feu l’Afssaps est désormais membre de la commission « Thérapies innovantes », à l’ANSM. 

Sa déclaration publique d’intérêt (PDF) indique qu’elle est censée collaborer jusqu’en décembre 2013 avec trois entreprises de biotechnologies – Macopharma, Cellgenics et Miltenyi – en tant qu’investigatrice principale d’études cliniques. Elle précise d’emblée à Terra eco ne pas être rémunérée par ces entreprises, mais par l’AP-HP, et qu’elle s’apprête à rédiger une nouvelle DPI, indiquant qu’elle se désengage de cette collaboration, de toute façon achevée.

Peut-on être un bon expert sans lien avec l’industrie ?

Mais elle ajoute aussi que « dans les activités de recherche, il est obligatoire de coopérer avec des entreprises, et comme je ne suis pas payée par elles, l’ANSM a jugé cette situation acceptable ». « Et puis pour que les experts continuent de donner un avis éclairé, il faut bien qu’ils continuent de travailler, et donc de collaborer avec des entreprises », plaide-t-elle. Tout en précisant que si son groupe de travail était amené à étudier des dossiers impliquant des entreprises avec lesquelles elle collabore ou a collaboré, elle serait déchargée de cette étude.

L’ANSM précise en effet qu’« avant la tenue d’une réunion, le secrétariat scientifique identifie les risques de conflits d’intérêts des membres au regard des dossiers à examiner et décide, le cas échéant, s’il convient de limiter ou d’exclure la participation des personnes concernées ». De plus, alors que les experts externes de l’Afssaps avaient un pouvoir décisionnaire, ceux de l’ANSM ne rendent qu’un avis consultatif. Dorénavant, ce sont les salariés de l’agence qui prennent les décisions finales. Sauf quand ces salariés pourraient eux-mêmes se trouver en situation de conflits d’intérêt...

C’est le cas de Joseph Emmerich, nommé récemment à la direction des médicaments en cardiologie, endocrinologie, gynécologie et urologie de l’ANSM. Il a rompu tout lien d’intérêts avec les entreprises qui le rémunéraient personnellement en arrivant à l’agence. « Et pendant un certain temps, il ne sera pas associé à la réflexion sur les produits sur lesquels il a pu travailler avant », garantit l’ANSM. Entre autre produits, Diane 35 de Bayer, une pilule en pleine tourmente...

Des garanties insuffisantes ?

Ces garanties d’indépendance sont-elles suffisantes ? Clairement non, selon Dominique Dupagne, médecin généraliste qui a créé le forum d’échanges médicaux Atoute.org. Dans un billet publié le 14 février, il écrit : « Le minimum aurait été d’exiger de ces experts un arrêt définitif de leurs relations industrielles. Quelle sera l’indépendance d’un expert qui participe à une recommandation en fin de mandat, quelques mois avant de devenir consultant pour une firme dont le produit est cité dans la recommandation ? Nous sommes face à une nouvelle tartuferie. »

A l’ANSM, on précise que « la vraie problématique n’est pas le lien d’intérêts mais le conflit d’intérêts ». La frontière peut être ténue. « Demander aux experts de se départir du jour au lendemain de l’influence de l’industrie qu’ils ont pu avoir pendant des années me semble surprenant », abonde Philippe Nicot, médecin généraliste membre du Formindep, association qui milite pour une formation et une information médicales indépendantes de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes.

De vive voix, Dominique Dupagne explique que « beaucoup d’experts actuels sont cul et chemise avec l’industrie, leur avis est biaisé ». Et de soupçonner certains experts de ne pas être tout à fait transparents dans leur DPI. « Les liens d’intérêts remontent rarement à plus d’un cran. Or il existe beaucoup de moyens détournés de se faire financer par l’industrie sans le mentionner. Comme en se faisant rémunérer par une association, elle-même financée par une fondation, financée par une autre fondation créée par l’industrie pharmaceutique. »

On prend les mêmes... et on recommence ?

Sa méfiance est exacerbée par les noms qu’il retrouve sur la liste des experts. « Si au moins l’ANSM avait fait semblant de faire un effort en changeant les têtes. Mais là, non, on a juste joué aux chaises musicales ! », s’insurge-t-il. Et de citer par exemple Daniel Vittecoq, ex-président de la commission d’Autorisation de mise sur le marché (AMM) de nouveaux médicaments de l’Afssaps. La tempête Mediator passée, il vient d’être nommé expert dans le groupe de travail sur les vaccins de l’ANSM. 

Interrogé par Stéphane Horel et Brigitte Rossigneux dans leur documentaire Les Médicamenteurs, Daniel Vittecoq explique que le lien avec l’industrie est la garantie d’une bonne expertise : « Quelqu’un qui ne déclare aucune relation avec l’industrie, aucun conflit d’intérêts, je doute fort que ce soit quelqu’un qui connaisse l’évaluation des médicaments. » Sa DPI (PDF) stipule qu’il n’a plus de liens d’intérêts avec quelque laboratoire que ce soit depuis juin 2012. Mais il en avait quand il était président de la commission d’AMM de l’Afssaps, ce qui était à l’époque toléré. Contacté par mail, Daniel Vittecoq n’a pas répondu à Terra eco dans le temps imparti.

Pour le Formindep, le seul moyen de garantir l’indépendance des experts serait d’avoir un corps d’experts professionnels, formés dans une école européenne d’expertise indépendante. Et suffisamment rémunérés pour ne pas être tentés par les sirènes de l’industrie. Sans attendre la création d’une telle structure, l’ANSM a, ce 15 février, demandé à ses nouveaux experts externes de remplir un formulaire de désengagement de leurs liens d’intérêts.