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Les pêcheurs n’ont pas laissé sombrer le bulot
jeudi, 31 janvier 2013 / Cécile Cazenave

Au milieu des années 2000, la surexploitation a failli tuer le gastéropode aux œufs d’or. Les bulotiers de Granville, dans la Manche, ont donc décidé de réduire la pression sur la ressource. Et les bestioles semblent aujourd’hui refaire surface.

Malgré le vif clapot qui agite la mer sur le plateau des Minquiers, à 15 milles du port de Granville, dans la Manche, les gestes des pêcheurs sont réglés comme du papier à musique. A bord du Jean-Paul Henry, qui tangue en danseuse, Guillaume Lenoir remonte sa récolte de bulots du jour. Le patron repère la bouée qui lui indique la position de sa filière, un cordage le long duquel sont accrochés 60 casiers. A l’aide d’un treuil, il hisse le premier, composé comme les autres d’une cage et d’un socle en béton de huit kilos. Son second homme d’équipage, ganté et harnaché dans son ciré, déverse le contenu au-dessus d’une grille de tri. Le troisième marin récupère le piège, y dépose quelques lambeaux d’étrille, de crabe vert et de roussette, les mets favoris des bulots. En moins de vingt minutes, l’opération s’achève. Cigarette au bec, Guillaume Lenoir reprend alors la barre et dirige le Jean-Paul Henry vers la filière suivante, pendant que ses hommes balancent par-dessus bord les casiers appâtés et lestés. A quinze mètres de profondeur, les bulots ont vingt-quatre heures pour ramper vers leur fatal festin. Ces fonds sablonneux et clairs, soumis aux plus fortes marées d’Europe, forment un écosystème idéal pour les gastéropodes carnivores, à la coquille spiralée, allant du blanc crayeux au vert pâle. Ici, le bulot a sa réputation. Il porte les noms de chucherolle, calicoco, buccin ou ran, et représente la seconde pêche, en valeur, des pêches normandes, après la coquille Saint-Jacques. Cette manne aurait pu se réduire comme peau de chagrin sans la vigilance des pêcheurs qui en vivent.

La nature marque le pas

De retour au port, avec la marée montante, Guillaume Lenoir semble satisfait. Aujourd’hui, à bord, 700 kg de bulots dont il espère gagner trois euros le kilo en criée. « Un très bon prix », qui lui fait presque oublier qu’à 36 ans le patron-pêcheur a déjà connu les vaches maigres. Au milieu des années 2000, les bulotiers de Granville ont en effet été confrontés à une chute de la ressource. « A certains endroits où on avait l’habitude de bien pêcher, il n’y avait plus rien !, se rappelle Guillaume Lenoir. Une année, ma récolte a été réduite d’un tiers. » Là où la générosité de la mer semblait inépuisable, la nature a fini par marquer le pas. Pêché à pied jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le bulot est devenu, en soixante ans, un butin convoité par une flottille, certes artisanale et familiale, mais souvent exclusivement dédiée au gastéropode.

Depuis les années 1970, le mollusque s’est transformé en compagnon favori de la mayonnaise dans toutes les bonnes brasseries. Vendu vivant ou cuit aux grossistes, le bulot de Granville, réputé pour sa fraîcheur et son fumet sans arrière-goût de vase, s’exporte aux quatre coins de la France et dans l’Europe voisine pour se greffer aux coquillages sur les plateaux de fruits de mer. De quelques centaines de kilos vendus à la création de la criée de Granville, en 1976, les volumes de gastéropodes y ont atteint 6 000 tonnes, au début des années 2000. Jusqu’aux prémices de la catastrophe. La croissance lente, la maturité tardive et la faible fécondité du bulot le rendent en effet particulièrement sensible à la surexploitation. A partir de 2004, la pêche montre des signes d’essoufflement. D’après l’Ifremer, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, les rendements ont été divisés par deux en dix ans.

Un mois de pause chaque hiver

Les pêcheurs s’en mêlent alors. Et prennent le bulot par les cornes. Pour diminuer la pression, ils commencent par réduire de 15 % le volume autorisé par homme à chaque sortie en mer. Puis cessent de renouveler toutes les licences. Au départ en retraite des pêcheurs, seul un tiers est de nouveau attribué à des bulotiers. « Pour que tous ceux encore en activité puisse continuer à en vivre ! », explique Didier Leguelinel, queue de cheval et yeux couleur océan. Le président de la commission bulot du Comité de pêches de Basse-Normandie, 56 ans, est également patron du navire M’Thétys. C’est une petite révolution qu’il a menée avec ses collègues bulotiers. Lorsque les représentants de la profession décident d’arrêter tout bonnement la pêche pendant quatre semaines d’hiver, à la période de reproduction du bulot, c’est même la guerre. « Il a fallu batailler avec les circuits de mareyage qui menaçaient d’aller acheter leurs bulots en Irlande ! », se rappelle-t-il. Enfin, l’écartement des grilles de tri sur les bateaux est augmenté de quelques millimètres… qui changent tout. Aujourd’hui, moins de 1,5 % des bulots débarqués en criée mesurent moins de 47 mm de long. Autrement dit, seuls les gros adultes sont capturés. Les jeunes, eux, sont rejetés au fond de l’eau, où ils auront le temps de se reproduire et de grandir. Une contrainte de plus et la perte d’une partie des captures pour les pêcheurs. « Les mecs faisaient la gueule, ce furent des combats âpres, témoigne Didier Leguelinel. Mais nous n’avons jamais fait marche arrière : les critiques fusaient, mais la profession se rendait bien compte que nous n’irions plus très loin sans cela. » La criée de Granville ne commercialise plus aujourd’hui que la moitié de ce qu’elle vendait dans les années fastes.

En quête d’un écolabel

Les bulotiers, eux, avouent volontiers n’avoir jamais aussi bien pêché que depuis le printemps dernier. Sans réellement pouvoir affirmer qu’ils sont aujourd’hui payés de leurs efforts, ils en réclament désormais la reconnaissance. Le groupement a ainsi décidé de faire certifier l’ensemble de la filière bulot pour obtenir l’écolabel MSC (Marine Stewardship Council). A vrai dire, le marché l’exigera sous peu. « Certains de nos gros acheteurs, en Allemagne ou en Belgique, par exemple, nous interpellent déjà sur d’autres espèces, comme la daurade grise ou la coquille Saint-Jacques, explique Arnaud Manner, directeur de Normandie Fraîcheur Mer, une marque créée par les groupements de pêcheurs bas-normands. Ils veulent sécuriser leurs approvisionnements pour le jour où leurs propres consommateurs exigeront des preuves de durabilité. »

Il faudra dix-huit mois d’audit pour savoir si la pêcherie de bulots répond aux exigences de l’écolabel, qui intègre parmi ses critères le bon état du stock. Mais autre chose est également en jeu dans la labélisation des bulots de Granville. « Avant, c’était le tapis rouge qu’on déballait pour les bulotiers. Notre métier forçait le respect, lance Didier Leguelinel. En dix ans, nous sommes devenus des pilleurs des mers, des massacreurs. Et pourtant, on n’a pas attendu l’Europe pour se mettre des quotas ! Il faut que cette image change. » Les clients réclament la transparence ; les bulotiers, le respect. —


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