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Florange : comment Arcelor a gagné plus en produisant moins
mercredi, 23 janvier 2013 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

En fermant progressivement Florange, Arcelor Mittal a accumulé un petit trésor de guerre grâce aux largesses du marché carbone.

C’était le 1er octobre dernier. Arcelor Mittal déclarait, le cœur en berne, l’arrêt de ses hauts-fourneaux à Florange, en Moselle. La faute à la déconfiture économique qui a fortement ébranlé les secteurs de la construction et de l’automobile – ses principaux clients. Aussi, fin mars, le site devrait-il plonger dans un sommeil éternel. La fin d’une longue agonie. Cela fait déjà plus d’un an que l’usine tourne au ralenti. Ses deux hauts-fourneaux, le P3 et le P6, sont en veille depuis juillet 2011 pour l’un, octobre 2011 pour l’autre. Un an et demi que leurs entrailles ne crachent plus d’acier et donc – bonne nouvelle - rejettent très peu de CO2 dans l’atmosphère. Et pourtant, les droits à polluer alloués gratuitement par le gouvernement français au site de Florange sont restés les mêmes : 4 millions de tonnes de CO2 en 2012, comme le montre le site de la Commission européenne (voir capture d’écran ci-dessous). Fixées à l’avance pour toute la période [1] (ici 2008-2012), les allocations ne baissent pas sauf fermeture définitive d’une installation ou réduction drastique de l’activité. Elles ne varient pas d’un kopeck en cas de fermeture partielle.

Arcelor Mittal a donc, malgré ces longs arrêts, reçu autant de droit à polluer pour son site de Florange en 2012 que si les hauts-fourneaux avaient fonctionné toute l’année. En clair, pendant cette période, l’industriel a empoché des droits sans émettre. Et c’est loin d’être la première fois. Le passé du site de Florange est jalonné de coupures et de redémarrages. Arrêté en juillet 2010, le haut-fourneau P6 a été remis en branle en février 2011 avant de s’arrêter définitivement. Idem pour son voisin P3 ouvert et fermé successivement en 2010 et 2011. Chaque année depuis 2008, Arcelor Mittal a reçu l’autorisation d’envoyer dans l’atmosphère 4 millions de tonnes d’équivalent CO2 à Florange. La première année, la société a bien utilisé – et même légèrement dépassé – les quotas alloués. Mais en 2009, elle n’en a émis que 1,7 million, en 2010, 3,1 et en 2011, 2,5. [2] A chaque fois, elle a empoché la différence, comme le montre le document ci-dessous.

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Un trésor de guerre qui se monnaye

Qu’importe, direz-vous, qu’Arcelor Mittal entasse dans ses poches du carbone, comme d’autres des billes ? Sauf que ces tonnes de CO2 ont le goût sucré de l’or gris. Sur le marché, à la fin du mois de décembre 2012, la tonne s’échangeait à 6,4 euros. Ainsi, si Arcelor Mittal décidait de vendre ces surplus accumulés entre 2009 et 2011, elle pourrait empocher un peu plus de 30,7 millions d’euros. Rien que pour Florange. L’histoire ne s’arrête pas là. Elle se répète même pour toutes les installations d’Arcelor comme le montre le document confidentiel ci-dessous, que Terra eco s’est procuré.

Arcelor Site Nord by

La fermeture et l’ouverture des usines ? « Les industriels jouent de ça aussi. Ça fait partie de la gestion des grands groupes », estime un expert des marchés carbone. Au total, la somme des quotas accumulés à travers toute l’Europe constituent un vertigineux trésor de guerre. Car le géant de l’acier est un verni du marché carbone. En y misant des billes, il est parvenu à cumuler des tonnes de surplus de CO2 non émis. Entre 2008 et 2011, l’industriel a reçu 352 millions de tonnes de CO2, selon les statistiques de Sandbag, une ONG britannique, auteure d’un rapport (en PDF) sur le sujet des surplus. Il en a grillé 228. Reste 123 millions de tonnes. Soit l’équivalent de 1,58 milliard d’euros si l’industriel décidait de tout revendre aujourd’hui sur le marché.

Officiellement, c’est pour s’adapter à la conjoncture que le groupe stoppe et relance ses installations à l’envi. « Cela dépend de la demande d’acier, souligne Jean-Marc Vécrin, délégué syndical CFDT d’Arcelor Mittal. Quand elle baisse, Arcelor ferme un ou deux hauts-fourneaux. » Mais la procédure a une autre conséquence. « Mettre les hauts-fourneaux à l’arrêt, c’est que du bonheur, poursuit le syndicaliste. Les salariés au chômage technique touchent l’APLD (une aide étatique qui est payée par vous et moi, ndlr) qui leur permet de compenser la perte de leur revenu. En plus du fait qu’Arcelor continue de toucher des quotas de CO2. En clair, ils gagnent plus d’argent quand les hauts-fourneaux ne tournent pas. »

Mais comment en est-t-on arrivé là ? Pourquoi donc ces allocations ont-elles été allouées si l’industriel n’en avait pas besoin ? Question de lobby d’abord. « Avant l’attribution des quotas pour la seconde période, les industriels sont allés voir tel ou tel pays. Ils ont pu dire aux gouvernements : “si vous ne nous donnez pas toutes les allocations dont nous avons besoin, nous fermerons des sites chez vous.” Certains gouvernements ont pris peur », explique Damien Morris, de l’ONG Sandbag. Pas besoin de se serrer la ceinture, ils avaient donc assez pour polluer sans payer. Mieux : la crise économique est passée par là, et avec elle, la production a chuté. « Personne n’avait anticipé la crise. Certains secteurs ont donc réduit leurs émissions de CO2, la céramique de 23%, le ciment de 20% en trois ans. Et les prévisions donnent des allocations excédentaires jusqu’en 2020 », précise Emilie Alberola, cheffe de recherche « marchés carbone et énergie » à la CDC (Groupe Caisse de dépôts) Climat.

Où va l’argent ?

Que font les industriels de ces quotas ? A la question posée, Arcelor Mittal répond, par mail : « Comme l’autorise la réglementation, l’essentiel des quotas dont nous disposons sont conservés pour couvrir le déficit d’allocation que nous allons subir sur la période 2013-2020, les nouvelles règles fixées par la Commission européenne ne permettant pas de couvrir l’ensemble de nos besoins. Nous en avons vendu sur les marchés pour un montant de 71 millions d’euros en 2011 et 140 millions en 2010 (soit 211 millions d’euros) mais les revenus associés à ces ventes ont été affectés à des projets d’efficacité énergétique. » Des investissements impossibles à vérifier. « Combien ont-ils investi dans des technologies peu émettrices ? L’auraient-ils fait de toute façon ou est-ce la vente de quotas qui a permis de faire ces progrès ? », s’interroge Damien Morris. « C’est la décision de chaque entreprise. Certains industriels monétisent ces surplus. La logique voudrait qu’ils investissement dans des actions de décarbonisation pour améliorer leur outils de production. Certains le font. Mais il n’y a aucune obligation de reporting », précise Emilie Alberola.

Et l’industriel pourrait bien profiter plus longtemps des largesses du marché carbone. Retournons en Moselle. Puisqu’ils doivent définitivement s’éteindre en mars, les hauts-fourneaux de Florange ne devraient plus recevoir de droits à émettre. Ce n’est pourtant pas ce que laisse penser le nouveau plan d’allocation français. Prévu pour couvrir la prochaine période (2013-2020), il alloue gratuitement 3,8 millions de droits à émettre annuellement [3] au site de Florange.

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A la décharge du gouvernement, l’attribution de ces largesses a été fixée en septembre dernier, avant même l’annonce de la clôture du site. Reste encore à la Commission européenne à statuer sur cet inventaire. Mais si la Commission valide le document en l’état, ce qui est souvent le cas, qu’adviendra-t-il de ces tonnes de CO2 ? La loi est précise : « Lorsqu’une installation a cessé ses activités, l’Etat membre concerné ne lui délivre plus de quotas d’émission à compter de l’année suivant la cessation des activités. », note un document de la Commission (voir PDF P. 130/6). « Les allocations en cours durent le temps que l’activité dure. Ensuite l’allocation est arrêtée. Elle n’est pas gardée par l’industriel (mais reprise par la France, ndlr) », abonde Emilie Alberola. « Mais elles ne sont pas retirées du système pour autant. Elles circulent toujours et pourront toujours être vendues aux enchères », souligne Damien Morris. En clair, les efforts globaux d’émissions ne s’en trouveront pas améliorés. Or, ce sont les seuls qui comptent. Car si le CO2 ne se confine pas à la frontière d’un pays, il n’arrête encore moins sa course à l’enclos d’une usine.


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