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J’ai testé Fukushima
jeudi, 20 décembre 2012 / Laure Noualhat /

Journaliste errant dans les sujets environnementaux depuis treize ans. A Libération, mais de plus en plus ailleurs, s’essayant à d’autres modes d’écriture (Arte, France Inter, Terra of course, ...). Il y a deux ans, elle a donné naissance (avec Eric Blanchet) à Bridget Kyoto, un double déjanté qui offre chaque semaine une Minute nécessaire sur Internet.

Cet automne, je suis allée faire un tour au Japon, dans la zone contaminée, là où le calme est étourdissant. J’y ai rencontré Ito, un vieil homme qui s’amuse à piéger la radioactivité dans sa ferme pédagogique délaissée.

Chassez le naturel, il revient au galop. Après une tentative magistralement ratée de changement de vie (lire Terra eco n° 41, novembre 2012), je suis venue me refaire une santé journalistique à « Fukushimio », au Japon. Oooh, quoi, on ne peut plus rigoler ? Pour se remettre en selle, certains partent en vacances, font des enfants ou une tarte au citron meringuée. Moi, je file dans un pays atomisé. Depuis mars 2011, ça me démangeait. Il faut dire que pour tout nuke-addict qui se respecte, le Japon est un putain de voyage initiatique : deux bombes et un accident majeur à lui tout seul. Kampaï ! Agée de 12 ans lors de Tchernobyl, je n’ai pu plonger dans l’après-catastrophe que dix-sept ans plus tard. Cette fois, il est possible d’approcher la zone, de rencontrer des personnes évacuées, de renifler les sous-bois, de faire crépiter le compteur Geiger à peine deux ans après l’accident. Miam ! Dans cette campagne roussie par l’automne, composée de vallons et de rizières, couverte presque entièrement d’érables, de cèdres et de sapins, le calme est étourdissant. Les seuls véhicules qui sillonnent la zone sont ceux de la police et des entreprises de sécurité privées qui surveillent les maisons abandonnées, histoire d’éviter les pillages tant redoutés des habitants. On voit aussi des plantons, emmitouflés dans des doudounes et condamnés à garder des bouts de routes fermés, car considérés comme des « hotspots », des points radioactifs. Devant ces gardiens du danger invisible, mon compteur grimpe à 58 microsieverts par heure (µSv/h). Oh, c’est trois fois rien, juste 508 fois la dose maximale admissible conseillée par la Commission internationale de protection radiologique !

Coup de cœur pour la région

La centrale de Fukushima se trouve à 32 kilomètres, derrière la colline, face à la mer. Ici, les neiges de l’après-catastrophe ont plaqué au sol les radio-éléments qui ont souillé la campagne pour des décennies. Grâce à un photographe français installé au Japon depuis des années, j’ai la possibilité de dormir – en toute discrétion – dans une petite ville évacuée en 2011, quelques semaines après le triple désastre. Avant, le lieu comptait 6 000 habitants. Aujourd’hui, il n’en a plus que trois : Ito Nobuyoshi, Monsieur Meguro et sa copine Katsue. Il y a bien les décontamineurs, des types du pays auxquels on demande de passer les toits des fermes au karcher ou de retirer 5 cm de terre de surface dans les rizières pour faire baisser la radioactivité, mais ils ne restent pas. La zone est devenue leur lieu de travail, plus de vie. Ito, lui, s’accroche. Il est venu s’installer ici sur un coup de cœur. « Je suis tombé amoureux de la région au moment de ma retraite. »

Financé par son ex-employeur, l’ancien informaticien a ouvert, en mars 2010, une ferme-école autosuffisante, pour initier les jeunes Japonais à l’agroécologie et les urbains à l’agrotourisme. Un an plus tard, le projet était réduit à néant. Le gouvernement interdisait d’y vivre et d’y cultiver. De toute façon, qui pourrait avoir envie de venir ici désormais, à part des journalistes irradiés du cerveau ? C’est dommage, pour 4 000 yens la nuit (37 euros), Ito fait la cuisine, offre le bain et des tatamis confortables. Dans ma chambre, 1,22 µSv/h. Pas de quoi déclencher un cancer, mais tout de même, vivre ici à l’année revient à se prendre dix fois la dose admissible – mais 2,5 fois moins que les travailleurs du nucléaire. Dans son potager perdu, Ito s’amuse à expérimenter des cultures. « J’ai planté des tournesols un peu partout, on m’a dit que ça absorbait le césium. Quand je cultive sous serre, il n’y a pratiquement pas de radioactivité dans mes légumes, alors je les consomme. » Il traque aussi la radioactivité en ramassant les animaux morts – faisans, sangliers… –, dont il fait mesurer les taux de contamination. Avant notre arrivée, notre hôte nous a demandé d’apporter des légumes pour le dîner, pour ne pas nous obliger à consommer les siens !

Bain brûlant et peau lisse

Le premier soir, Ito a préparé un « nabe », le plat traditionnel hivernal du Japon, une sorte de pot-au-feu dans lequel on balance ce qu’on veut : champignons, tofu, algues, poireaux, ballotins de boulettes de viande, porc, etc. Ce plat est le régal des sumos, qui en mangent trois fois par jour, toute leur vie durant ! Après le dîner, c’est l’heure du bain brûlant. « Ne vous inquiétez pas, l’eau est propre car on la puise à 50 mètres sous terre. Vous pouvez même la boire, elle est excellente. Je suis là depuis bientôt trois ans et regardez ma peau, elle est toute douce, toute lisse. » Ito est le genre de septuagénaire à mettre tous les chirurgiens esthétiques sur la paille. Avec son teint de cire et son visage aussi lisse qu’un galet, on lui donne largement quinze ans de moins que ce qu’il annonce. Fukushima, terre de jouvence, faut oser ! —