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« Les ressources en pétrole baissent et l’avion sera de moins en moins accessible »
lundi, 3 décembre 2012 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Ingénieur spécialiste du climat et de l’énergie, Jean-Marc Jancovici fait un état des lieux sans concessions du secteur aérien. Et lui prédit un avenir en pointillés. Entretien-choc.

Jean-Marc Jancovici est ingénieur spécialiste du climat et de l’énergie.

Terra eco : Vous alertez depuis des années sur la raréfaction des ressources en pétrole. La France s’est engagée dans la construction d’un nouvel aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Marc Jancovici : J’ai compris depuis que je m’intéresse aux infrastructures de transport que leur décision répond plus souvent à une logique de compétition territoriale qu’à un besoin. Chaque élu local veut son aéroport, son bout d’autoroute... Tant que l’on est dans un monde où il n’y a pas de limite globale de ressources et d’énergie, ce système est autoréalisateur. Si je construis mon infrastructure et que l’énergie qu’il faut pour qu’elle fonctionne est disponible sans limite, alors des usagers vont s’en servir et je pourrai dire que j’ai bien eu raison de la faire puisqu’on s’en sert. Mais dans un monde contraint, ce n’est pas l’offre en infrastructure qui est le facteur limitant, c’est l’offre en énergie. On en a un exemple avec l’autoroute Pau-Langon, qui a été décidé à un moment où l’on savait que les ressources en pétrole se raréfient et donc que les prévisions de trafic étaient fantaisistes. Et de fait les projections de trafic ne sont pas au rendez-vous.

Prédisez-vous le même avenir à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ?

Oui. Ce projet a commencé à être évoqué il y a déjà des dizaines d’années, par des gens qui ont acquis leurs modes de raisonnement dans un monde pensé comme infini. Jean-Marc Ayrault en est le bon exemple, il a une soixantaine d’années et défend ardemment le projet. Seule l’inertie du système fait qu’ils veulent pousser ce projet à bout. Le problème est qu’in fine, c’est le contribuable qui prend le risque puisque c’est lui qui va payer la facture. Regardez le nombre d’aéroports qui sont vides en Espagne. Qu’est-ce qui nous garantit que nous ne serons pas dans la même situation dans quinze ans ? L’Espagne, la Grèce et le Portugal sont les pays européens les plus frappés par la crise mais aussi les plus dépendants au pétrole. Plus de 60% de l’énergie consommée en Grèce est du pétrole, pour l’Espagne et la Grèce, ce ratio est de 50%. Ce sont les pays qui se sont pris les plus grosses claques sur leurs factures d’énergie depuis 2005 et ce sont eux qui ont commencé à dégringoler. Pendant ce temps, leurs élus ont construit des aéroports, et non des trains, et les contribuables payent la facture.

Le contribuable est aussi parfois un passager, qui prend de plus en plus souvent l’avion...

En moyenne, le contribuable prend assez peu l’avion qui, dans les faits, est surtout un transport pour riches. L’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) nous apprend que la mobilité aérienne se concentre sur les 20% qui gagnent le mieux leur vie. Certes, le riche est un contribuable mais il n’est pas le seul. C’est amusant que ce soit un Premier ministre socialiste qui fasse la promotion d’une infrastructure destinée aux plus aisés au surplus en cette période d’argent public rare et cher.

Les vols low-cost se sont aussi démocratisés. On peut aujourd’hui se rendre dans n’importe quel pays européen pour quelques euros. La construction d’aéroports se justifie-t-elle à ce titre ?

Quand on regarde qui prend ces vols low-cost, on constate que ce sont les cadres et les étudiants – qui appartiennent aux ménages aisés. Les gens qui tirent la langue pour boucler les fins de mois ne prennent pas l’avion du tout, low-cost ou pas.

Qui pourra se permettre de prendre l’avion si l’accès au pétrole se raréfie ?

Il y a quelques dizaines d’années, seuls les ministres et les stars prenaient l’avion. Même les gens aisés ne pouvaient se permettre de le prendre. Je ne sais pas pour qui l’avion restera disponible dans les décennies à venir, mais en toute logique, il le sera de moins en moins puisque l’on ne peut pas faire déplacer un avion sans carburant liquide. Aujourd’hui, il n’y a aucune alternative crédible. On peut donc dire qu’un projet comme Notre-Dame-des-Landes ne peut fonctionner que si les personnes qui peuvent aujourd’hui prendre l’avion ne voient pas leur niveau de vie baisser dans les années à venir, même en cas de récession due à une baisse des ressources en pétrole. C’est bien sûr possible avec une répartition à venir des revenus encore plus inégalitaire, mais il faut cela pour que Notre-Dame-des-Landes ne soit pas un échec. Par ailleurs, pour le pétrole, il ne faut pas seulement réfléchir en termes de prix, mais aussi en volume. Or, avec un approvisionnement déclinant, il est possible que, de plus en plus souvent, il n’y ait pas de carburant du tout pendant quelques jours. A ce moment-là, il sera compliqué d’assurer un service fiable...

Est-ce la fin du village global que l’on décrivait à la fin du siècle dernier ?

Encore une fois, il n’y a de village mondial que pour les riches. Par contre, il est vrai que l’avion participe à homogénéiser les cultures, les pratiques commerciales et aussi les modes de raisonnement. La baisse du trafic aérien va nécessairement modifier la donne de ce point de vue.

L’Union européenne a échoué à imposer une taxe carbone au secteur aérien. Comment faire pour réguler ce secteur, grand émetteur de carbone mais complètement transnational ?

La taxe dont on parlait était de 15 ou 20 euros la tonne. Un aller-retour transatlantique nécessite, par passager, 600 litres de carburant, ce qui engendre environ 2 tonnes de CO2. Ce qui donne une taxe d’à peine 30 euros. Les avionneurs se plaindront toujours d’une taxe nationale ou européenne, et menaceront forcement d’aller voir ailleurs. Mais je pense qu’imposer une taxe carbone pour les vols qui arrivent ou partent d’un pays, surtout à 15 ou 20 euros la tonne, ne changera pas le nombre de personnes qui viennent visiter Paris en avion chaque année. La bonne question, c’est de savoir comment augmenter cette taxe année après année et pour quel objectif. Et là je confesse ne pas avoir réfléchi à la question.

Vous pensez que Notre-Dame-des-Landes n’est pas la priorité. Mais quels sont les investissements à réaliser aujourd’hui en France ?

Si le but du jeu est de donner 500 millions d’euros à un constructeur pour faire des choses utiles, choisir de construire un aéroport est la dernière des idées à avoir. On ferait mieux d’établir des lignes d’autocars de périphérie pour remplacer la voiture dans les trajets domicile-travail. On peut aussi investir pour renforcer le réseau ferré secondaire, ou offrir des offres cadencées sur les TER, ou déconstruire et reconstruire des logements pour les rapprocher des gares... Il y a des tas de choses utiles à faire pour la collectivité, mais la construction d’un aéroport n’en fait plus partie.

Le débat sur la transition énergétique va commencer, ces solutions ont-elles une chance d’être retenues à son issue ?

Le débat n’est pas lancé. Le pouvoir politique a assurément dit qu’il y aurait un débat, mais à ce stade, il est difficile de dire ce qui en sortira (Cette interview a été réalisée le jeudi 29 novembre, avant le lancement du débat, ndlr). Pour moi, la transition doit être un moyen de résister au monde fini, alors qu’elle est généralement vue par nos dirigeants comme un ensemble de mesures sympas financées par la croissance. Ils n’y sont pas du tout. Ni les médias, ni les dirigeants politiques ni les mouvements environnementaux ne partent de la bonne vision du monde, où l’environnement est le socle de notre économie et non pas son ennemi. Sans comprendre cela, on part dans la mauvaise direction. Par ailleurs, ce débat part non point des contraintes majeures sur les combustibles fossiles, à savoir contraintes d’approvisionnement et changement climatique, mais de la promesse de campagne tirée d’un chapeau de descendre le nucléaire à 50% dans notre mix électrique, sans que la moindre argumentation construite explique pourquoi cela est un point de départ imposé. 

Nous sommes loin de la transition que vous souhaitez aujourd’hui ?

Ce qui est sûr, c’est qu’une transition va avoir lieu de toute façon. En fait, elle a commencé en 1974, et s’est accélérée depuis 2005. Cette transition, c’est celle vers moins de pétrole et de gaz, et elle est déjà en route. L’Europe a perdu 10% de son pétrole depuis 2005, et entre 2006 et 2011, la disponibilité en gaz a baissé de 9%. Et ce ne sont pas les gaz de schiste qui vont nous sauver, leur potentiel de production annuelle est 20 à 30 fois inférieur à ce que nous consommons en Europe. La vraie transition c’est de mettre 5 000 milliards d’euros sur la table - en quarante ans - pour la rénovation de nos infrastructures vitales, c’est-à-dire les villes, les moyens de transport, l’organisation des terres agricoles et les moyens de production industrielle. Il faut le financer en faisant tourner la planche à billet, ce qui nous donnera une économie un peu plus à la chinoise, où les gens ne gagneront pas de pouvoir d’achat mais auront un boulot, et sauront pourquoi ils se lèvent le matin.

Crédit infographie : Cécile Bourdais pour « Terra eco »


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