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Drogues : « La dépénalisation ne fait pas exploser la consommation »
lundi, 15 octobre 2012 / Karine Le Loët /

Rédactrice en chef à « Terra eco ».

En France, la drogue est interdite depuis 1970. Pourtant, la consommation a stagné ou augmenté selon les produits. Au Portugal, où son usage est dépénalisé, la consommation n’a pas grimpé. Mieux, l’accès aux soins est plus précoce et la police plus efficace, souligne le psychiatre Alain Rigaud.

Alain Rigaud est psychiatre, président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie.

Terra eco : Pourquoi, en 1970, a-t-on instauré une loi de pénalisation de la drogue ?

Alain Rigaud : La dépénalisation – qui porte sur l’usage privé des substances actuellement illicites - est la situation qui existait en France jusqu’en 1970. Avant cette date, une personne qui faisait un usage privé à son domicile de substances illicites, comme c’était le cas de Françoise Sagan, n’était pas incriminable tant que cet usage privé n’avait pas d’impact sur autrui ou qu’elle ne faisait pas de prosélytisme. La crainte d’une déferlante de drogues venues d’outre-Atlantique, avec le mouvement beatnik ou hippy, a imposé l’adoption d’une loi. On a voulu prévenir. Or, comme toujours quand on veut prévenir, on prohibe au nom de la dangerosité. Mais si voulait vraiment interdire un usage au nom de sa dangerosité, on devrait s’attaquer au tabac qui fait 60 000 victimes par an. Or, on ne pénalise pas l’usage du tabac. La différence, c’est qu’il n’y a pas de peur dans la société liée aux troubles du comportement et à la délinquance du tabac. Alors que la drogue, puisqu’elle est illicite, entraînerait l’existence d’un trafic et pousserait les gens à la délinquance pour se procurer l’argent nécessaire à leur usage.

Que s’est-il passé après l’adoption de la loi de 1970 ?

Pour l’héroïne, la cocaïne, l’extasie, les chiffres sont grosso modo restés stables. Même si on observe aujourd’hui une expérimentation un peu plus forte. En matière de cannabis, entre 1985 et 2005, malgré la loi, on a vu une augmentation importante de l’expérimentation, de la consommation épisodique, régulière et problématique. Ceux qui tentent de défendre l’idée de l’interdit disent “oui, mais on ne faisait pas respecter la loi”. Ce n’est pas faux. Depuis qu’elle existe, on a oscillé entre plus ou moins de répression. Par exemple à partir de 2005, on a considéré que le cannabis était un vrai problème pour la jeunesse. A travers la Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, ndlr), on a développé les consultations destinées aux jeunes consommateurs. C’est l’époque où Sarkory était ministre de l’Intérieur, puis Président. En 2010-2011, il y a eu 100 000 interpellations pour usage de drogue illicite. Au moins 90% d’entre elles ne concernaient pas des usages problématiques mais des jeunes de 16 à 30 ans qui fumaient une fois de temps en temps. L’usage du cannabis pouvait leur valoir un an de prison et 3 000 euros d’amende. Mais cet interdit de l’usage privé doublé de la répression n’a pas changé des choses à l’égard du cannabis. D’après une étude de l’Espad (Enquête européenne en milieu scolaire sur l’alcool et les drogues, les jeunes Français sont plutôt en tête du peloton européen en ce qui concerne l’âge du premier usage et le nombre d’expérimentations.

La dépénalisation au contraire permet-elle de faire baisser la consommation ?

Aux Pays-Bas, on a aménagé l’usage avec des coffee shops qui sont des espaces de tolérance. Ça n’a pas fait augmenter drastiquement la consommation mais il n’y a pas eu non plus de diminution flagrante. Mais au moins les produits vendus sont mieux contrôlés, on connaît mieux leur concentration en produits actifs. Au Portugal, il y a une dépénalisation sur tous les produits. Là encore, on ne peut pas affirmer qu’il y a eu une diminution de la consommation, mais il n’y a pas eu d’augmentation. Et il y a un autre avantage, celui d’un accès aux soins plus précoce pour les consommateurs puisqu’ils n’ont pas peur de sortir de la clandestinité. Pour les forces de l’ordre aussi, le bilan est positif. Au départ, les policiers étaient très réticents mais ils ont compris en cours de route qu’ils pouvaient ainsi mobiliser les moyens humains et financiers sur le trafic important, les gros bonnets. Et mener une action plus valorisante. Alors qu’en France on continue à penser que s’attaquer au menu fretin permettra de remonter la filière.

Comment se fait-il que ces dépénalisations n’aient pas fait exploser les consommations ?

Dans le cas des drogues dites « dures » comme la cocaïne, l’héroïne ou le crack, les usagers connaissent les substances et les dangers. Leur consommation est liée à des personnalités très problématiques ou aux gens de la jet-set qui ont des moyens importants. Ce n’est pas la masse de la population. Ce sont des gens qui sont prêts à tout, ce n’est pas l’interdit qui les arrête. La pénalisation retarde juste l’accès aux soins. Donc cette consommation varie peu en cas de dépénalisation. De son côté, le cannabis est un produit facile d’accès. Le niveau de consommation est déjà important. Il est difficile d’augmenter davantage. Et à 80%, les usagers ont un usage épisodique, récréatif, ça leur suffit.

Pensez-vous donc que la loi de 1970 est anachronique ?

Oui, tous les professionnels la considèrent comme obsolète. Parce qu’elle ne fait pas de différences entre les produits et leur potentiel de dangerosité. Nous, on demande qu’il n’y ait pas une loi sur la toxicomanie mais sur l’addiction et qu’on s’intéresse aux autres produits comme les jeux d’argent, le tabac, l’alcool. Qu’on en finisse enfin avec ce clivage licite/illicite.

Quand vous dîtes une loi sur l’addiction, ça veut dire quoi ?

Il ne faut pas qu’il y ait une pénalisation de l’usage privé quelque soit le produit mais une pénalisation de l’usage qui mette en danger autrui. Au volant par exemple. Aujourd’hui, si vous buvez cinq ou six verres et que vous êtes interpellé sans avoir porté atteinte aux biens ou aux personnes vous êtes un primo-délinquant, on vous retire quelques points. Mais il faut qu’il y ait eu un accident ou que vous soyez récidiviste pour qu’on regarde votre consommation et l’état de votre dépendance. Alors qu’un jeune qui a 17 ou 18 ans et qui est pris avec 3 grammes de shit pour un usage épisodique risque gros. Il n’y a aucune cohérence.

Faut-il parallèlement à la dépénalisation organiser un encadrement, installer des lieux d’usage ?

Oui, l’accès à l’alcool et au tabac sont encadrés. On les vend dans des lieux qui ont une licence, avec des heures d’ouverture, des règles sur la publicité, un accès interdit aux mineurs. Pour le cannabis, il faut que ce soit pareil. S’il n’y a pas de légalisation, il vaut mieux instaurer des espaces de tolérance comme les coffee shops dans lesquels on sait ce qu’on achète. Mais moi je pense comme d’autres qu’on ne peut pas dépénaliser sans légaliser. Parce que ça permet d’avoir une production contrôlée du produit, d’imposer des taxes, de réglementer les lieux de vente.

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