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Le Japon renoue avec le nucléaire, pas les Japonais
vendredi, 29 juin 2012 / Alice Bomboy /

Une enfance en pleine nature jurassienne, des études de biologie et de géologie, l’envie de transmettre cette passion pour le monde vivant, et le monde tout court, et un goût sans limite pour les nouvelles contrées. Alice est journaliste scientifique.

Contre l’avis de la population, le gouvernement japonais a décidé de relancer deux réacteurs nucléaires afin, affirme-t-il, d’éviter les coupures électriques estivales. La décision indigne les nippons et les associations anti-nucléaire.

Le Japon ne sera pas resté longtemps une nation « 0% nucléaire » : alors que le dernier de ses 54 réacteurs était arrêté le 5 mai dernier, le Premier ministre Yoshihiko Noda a annoncé le 16 juin que deux réacteurs de la centrale de Oi, dans l’ouest du Japon, allaient être... redémarrés. Un coup dur pour les associations de défense de l’environnement et pour la population, meurtrie par la catastrophe de Fukushima et largement opposée à la reprise du nucléaire dans l’archipel nippon.

« C’est une déception » 

« On savait qu’il y avait des intentions de redémarrer ces réacteurs mais c’est une grande déception, commente Charlotte Mijeon, du Réseau Sortir du nucléaire. Le Japon retombe dans le nucléaire alors que les conséquences de Fukushima offraient l’opportunité d’amorcer une transition. » A la suite de cet accident, en mars 2011, deux centrales avaient été arrêtées pour raisons de sécurité, leur protection contre les catastrophes naturelles étant insuffisantes. Le reste du parc nucléaire avait quant à lui été progressivement mis à l’arrêt pour maintenance. Mais ces arrêts, normaux et effectués périodiquement, n’avaient pas été suivis par le redémarrage des réacteurs, ce feu vert dépendant des autorités locales. Or, celles-ci avaient choisi de se rallier à l’opposition des populations locales.

Privés d’atome, les Nippons, qui dépendaient en 2008 à 27% du nucléaire, ont dû trouver des solutions pour compenser. Ils ont d’abord misé sur leurs centrales à charbon, mais ont aussi largement diminué leur consommation énergétique : les usines ont travaillé en horaires décalées, les entreprises ont moins recouru à la climatisation, les escalators ont été arrêtés... Au total, la demande aurait diminué de 15 à 20%. « Compte-tenu de l’arrêt de tous les réacteurs et malgré le déblocage de tous les autres moyens, les mesures ne seront pas suffisantes pour passer l’été. S’ils ne font rien, il pourrait manquer 10% de production énergétique pour couvrir la demande. Et le problème toucherait l’économie comme les citoyens », explique Thierry Charles, directeur général adjoint chargé de la sûreté nucléaire à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire.

Mainmise de l’industrie et de la finance

Chez « Sortir du Nucléaire », on voit plutôt dans cette décision la mainmise de l’industrie et de la finance sur les décisions gouvernementales. « D’un côté, il y a une population très opposée au nucléaire et qui a montré qu’elle était prête à adopter un autre mode de vie pour éliminer les menaces, et de l’autre côté, un gouvernement lié à un secteur industriel qui accuse des pertes financières. La balance a penché de ce côté-ci : c’est une logique économique qui pousse à redémarrer les réacteurs », regrette Charlotte Minjeon. « Médiatiquement, on n’a pas assez dit que le Japon, sans nucléaire, ça marchait : les trains arrivaient à l’heure, les couveuses fonctionnaient dans les hôpitaux, le pain était cuit dans les boulangeries... C’est extraordinaire, ce qu’ils ont fait », assure Philippe de Rougemont, de l’association suisse « Sortir du Nucléaire ».

A la suite de l’annonce du Premier ministre Noda, les réactions n’ont pas tardé à se faire entendre. Plus de 10 000 personnes se sont retrouvées devant son bureau, manifestant au son du slogan : « Les vies importent plus que l’économie ». Le 22 juin, ils étaient 40 000 sous ses fenêtres. Pour ces opposants, aucun doute que si le Gouverneur de la province de Fukui, dans laquelle est installée la centrale de Oi, a approuvé la reprise des réacteurs, c’est avant tout pour des raisons financières : les revenus de cette province sont très dépendants des subventions versées par les compagnies productrices d’énergies nucléaires.

Mensonges sur les risques sismiques

Quid de la décision de relancer ces deux réacteurs en particulier ? « Ils ont réussi les stress-tests. C’est le processus en vigueur au Japon : les exploitants font passer ces examens complémentaires de sûreté, le gouvernement donne ensuite son accord à la reprise, puis il faut obtenir le feu vert au niveau local. Ils ont suivi ce processus, donc on peut penser qu’il n’y a pas de risque », détaille le directeur adjoint de l’IRSN. Et le bien-fondé scientifique de cette décision ? « On n’a pas vraiment d’éléments pour juger. Nous savons qu’ils ont suivi leur processus, mais on n’a pas de connaissance précise de l’installation et de ses risques. Il n’y a pas de droit de regard international sur de telle décision. L’Agence internationale de l’énergie atomique visite certains sites, mais c’est tout. »

Les risques, pourtant, existeraient bel et bien. Un sismologue japonais, Mitsuhisa Watanabe, professeur à l’université Toyo, à Tokyo, a ainsi repris les données géologiques collectées par Kepco, l’exploitant de la centrale d’Oi. « Ils semblent que Kepco soit allé un peu vite , explique Charlotte Mijeon. Watanabe a mis en évidence des failles sismiques à proximité de la centrale : deux failles sous-marines et une troisième sous la centrale, toutes actives et qui pourraient être connectées entre elles... Cette centrale est à risques. De plus, il n’y a eu aucun travaux réalisés : elle n’est pas plus sûre qu’avant. On assiste clairement à des mensonges de Kepco, qui dissimule un risque sismique. » Et pour en rajouter à l’inquiétant cocktail, des organisations ont dénoncé le fait qu’il n’y aurait toujours pas de plans pour évacuer les populations en cas d’accident.

Cette décision, on l’imagine facilement, ne va pas aider à apaiser la crise de confiance des Japonais à l’égard de leur gouvernement. « A un moment où plusieurs pays s’interrogent sur l’avenir du nucléaire sur leur territoire, cela nous enseigne que la pression doit être constante, explique Philippe de Rougemont, de « Sortir du nucléaire ». Les Japonais ont été capables d’accepter toutes sortes de mesures de réduction des énergies qui seraient inacceptables en France et en Suisse, mais qui sont passées du fait de la catastrophe de Fukushima. Mais sur le long terme, cela ne suffit pas pour faire infléchir les décisions gouvernementales. Je crois qu’un compte-à-rebours a commencé pour la fin du nucléaire, mais il faut rester vigilant face aux soubresauts. »