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L’eugénisme va-t-il devenir un droit humain ?
jeudi, 28 juin 2012 / Alexandra Bogaert

Les juges européens vont devoir dire si recourir au dépistage prénatal et à l’avortement d’enfants handicapés est un droit fondamental. Les associations de proches de trisomiques s’inquiètent de dérives eugéniques.

« Etre capable d’éliminer de sang froid et avec préméditation une population entière, ou presque, parce qu’elle a un chromosome en plus, ça s’appelle du racisme et de l’eugénisme ! » Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune, du nom du médecin qui a découvert l’origine génétique de la trisomie 21, ne décolère pas.

Il s’est rendu ce jeudi à Strasbourg pour participer à une table ronde intitulée « Eugénisme et droits de l’homme, les enjeux du dépistage prénatal ». Organisée par le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), ONG qui promeut et protège les droits humains des Européens, en collaboration avec le Parti populaire européen, cette réunion s’est tenue alors que les juges européens sont saisis d’une question fort délicate : existe-t-il un droit fondamental à donner naissance à un enfant « sain » et, par conséquent, d’avorter d’un fœtus porteur de handicap ? En d’autres termes, faut-il institutionnaliser l’eugénisme ?

Cette question est posée à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à travers le cas « Krüzmane contre la Lettonie » (la présentation est disponible en anglais uniquement). « Aucune date n’a encore été fixée pour le prononcé de l’arrêt relatif à cette affaire », nous précise la CEDH.

Anita Krüzmane a donné naissance en 2002 à une petite fille trisomique. La citoyenne lettone a dans un premier temps déposé plainte contre son médecin qui ne lui aurait pas proposé de dépistage prénatal et l’aurait donc privée de son droit à avorter. La justice lettone ayant décidé de ne pas donner suite à sa requête, la plaignante a saisi la CEDH. Elle considère la position de non-recevoir des autorités de son pays comme une violation de son droit au respect de la vie privée dont fait partie, selon elle, le droit d’interrompre une grossesse en fonction de l’état de santé de l’enfant à naître.

Front commun des associations en Europe

En réaction, vingt-cinq associations européennes de parents d’enfants trisomiques se sont pour la première fois regroupées en un collectif : « Stop Eugenics Now ». Leur but est de convaincre les juges et la société civile que « reconnaître comme droit de l’homme celui de supprimer la vie des enfants trisomiques avant leur naissance [conduirait] à stigmatiser un groupe humain sélectionné sur la base de son génome, à nier purement et simplement l’humanité des personnes souffrant de cette pathologie, et à instaurer le mécanisme de leur élimination », peut-on lire sur le site du collectif.

Dans une longue analyse de cette affaire, l’ECLJ estime qu’« en invitant la Cour à énoncer qu’elle avait à l’égard de l’Etat un droit subjectif à bénéficier de la procédure de ’dépistage-élimination’ de son enfant trisomique, la requérante propose à la Cour de s’engager dans ce glissement qui, de la tolérance envers l’eugénisme individuel, mène à l’institutionnalisation de l’eugénisme ». Dans les faits, les procédures de « dépistage-élimination » sont déjà répandues...

En Europe, en moyenne, 70% des cas de trisomie 21 sont détectés et le taux d’avortement qui s’ensuit varie de 70% à 90%, selon les pays. En France, 92% des femmes sont dépistées et 96% des cas identifiés donnent lieu à une interruption de grossesse. C’est le record.

Le dépistage prénatal, une manne pour les labos

Sans remettre en cause le droit individuel à l’avortement, Jean-Marie Le Méné s’inquiète du consensus généralisé « pour que ces enfants ne naissent pas sans que personne ne se demande pourquoi, et alors même que les personnes trisomiques ne souffrent pas et sont heureuses ».

A cela, deux explications. D’abord, les jeunes parents veulent le bébé parfait, dans un contexte d’aversion croissante de la société pour le handicap mental et physique. Ensuite, il y a un fort lobbying des laboratoires d’analyse pour le dépistage prénatal, manne financière (cela coûterait entre 200 et 250 millions d’euros par an à la Sécurité sociale, qui prend entièrement en charge le test).

En France, une loi qui viserait le « zéro triso »

La question du risque de dérive eugénique s’est posée directement en France l’an dernier, à l’occasion de la révision des lois de bioéthique. Au grand dam des associations de parents d’enfants trisomiques, la France a inscrit dans sa législation, le 7 juillet 2011, l’obligation faite au médecin et à la sage-femme d’informer toute femme enceinte, sans critère d’âge ou de risque, sur la possibilité que son futur enfant soit atteint de la trisomie 21.

En effet « toute femme enceinte reçoit, lors d’une consultation médicale, une information loyale, claire et adaptée à sa situation sur la possibilité de recourir, à sa demande, à des examens de biologie médicale et d’imagerie permettant d’évaluer le risque que l’embryon ou le fœtus présente une affection susceptible de modifier le déroulement ou le suivi de sa grossesse », dispose le texte.

Une obligation d’informer qui avait provoqué le tollé des associations. Alors qu’il naît 300 enfants trisomiques par an dans l’Hexagone, et que 70 000 personnes y sont porteuses de trois chromosomes 21, les associations voient dans cette obligation d’information – aboutissant la plupart du temps au test de dépistage et à l’avortement en cas de trisomie 21 avérée – la volonté d’aboutir à « zéro trisomique », de « gagner » des points sur les 4% qui naissent malgré tout, parce que non dépistés ou, tout simplement, désirés.

En France, une femme dont l’enfant à naître est porteur de la trisomie 21 peut interrompre sa grossesse jusqu’à son terme. Mais si un couple choisit de garder son enfant, il se heurte à la pression du corps médical et de la société, prompts à leur reprocher de donner naissance à un enfant au handicap « évitable », puisque la mère aurait pu avorter. Un vrai cas de conscience...