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Les animaux OGM nourriront-ils la planète ?
vendredi, 22 juin 2012 / Alexandra Bogaert

Les animaux génétiquement modifiés sont prêts à garnir nos assiettes. Mais les Européens, réticents à en consommer, sont plus sensibles au bien-être animal qu’à l’argument selon lequel ces animaux résoudraient la faim dans le monde.

Mis à jour le 28 novembre 2013. Le saumon génétiquement modifié de la firme américaine AquaBounty Technologies se rapproche des assiettes à grands coups de nageoire. Le gouvernement canadien vient d’autoriser en début de semaine la production à des fins commerciales des œufs de ce « Frankenfish », dans la couveuse de l’entreprise, située sur l’île-du-Prince-Edouard. L’Agence gouvernementale de l’environnement justifie cette autorisation par le fait que les œufs génétiquement bidouillés – tous femelles, tous stériles, selon la firme – ne seraient pas nocifs pour l’environnement ni pour la santé humaine. Malgré l’autorisation de passer d’une production expérimentale à une production à grande échelle, ces œufs et les poissons qui en découleront ne pourront être vendus tant que les organes de régulation nationaux ne l’auront pas autorisé. La Food and drug administration américaine aurait dû se prononcer sur le sujet il y a quelques mois. Sa décision est toujours attendue.

Un saumon qui grossit deux fois plus vite, il y a anguille sous roche... Anguille de roche plutôt, puisque c’est avec un gène de ce poisson qu’une société américaine a remanié le patrimoine génétique des saumons d’Atlantique pour accélérer leur croissance. Ces animaux transgéniques pourraient bien être les premiers à se faire une place dans nos assiettes. Bientôt. Jusqu’à présent, à travers le monde, aucun animal aux gènes bidouillés n’est autorisé à entrer dans la chaîne alimentaire humaine. L’arrivée prochaine sur le marché des animaux OGM à des fins de consommation humaine pourrait, selon certains, résoudre les problèmes d’insuffisance alimentaire.

Une question de mois avant que les Américains n’y goûtent

Le saumon AquAdvantage®, de la firme américaine Aquabounty Technologies située dans le Massachusetts, est depuis 2010 en cours d’évaluation par la Food and Drug Administration (FDA), l’agence de santé américaine. Ce poisson transgénique a la capacité de grossir deux fois plus vite qu’un saumon d’Atlantique classique. Il peut arriver sur le marché en 16 à 18 mois, au lieu des trois ans habituels.

La recette ? Prélever, sur le saumon chinook du Pacifique, le gène produisant une hormone de croissance et en modifier l’expression à l’aide d’un gène antigel présent chez l’une anguille de roche américaine. Intégrer le tout aux œufs de saumon d’Atlantique qui, normalement, ne produit l’hormone de croissance que lorsqu’il est dans une eau chaude. La version transgénique la sécrète toute l’année, ce qui accélère sa croissance.

Le comité vétérinaire de la FDA estime avec « une certitude raisonnable » que ce saumon transgénique ne diffère pas d’un saumon d’Atlantique classique et est sans danger pour l’humain. Pour la FDA, les probabilités de dispersion des saumons OGM dans l’environnement sont « très basses », car les sites de production des œufs au Canada et d’élevage des alevins dans des bassins confinés en terre ferme, au Panama, sont jugés sûrs. Par ailleurs, l’industriel met en avant le fait que tous ses poissons sont des femelles stériles. Donc même s’il y a fuite de saumons transgéniques en pleine mer, il n’y aurait pas de croisement des espèces. La FDA n’a cependant pas encore donné son feu vert à la commercialisation de ce « Frankenfish », petit nom que lui donnent ses détracteurs, car des incertitudes demeurent sur les risques d’allergie.

Toutefois, l’autorisation de ce saumon serait l’affaire de quelques mois. Et cela ouvrirait une brèche, car d’autres animaux génétiquement modifiés attendent d’être mis sur le marché, comme le porc Enviropigs, dont les excréments moins riches en phosphates sont plus respectueux de l’environnement, ou les poules qui ne transmettent pas la grippe aviaire.

Des animaux transgéniques pour produire plus, ou mieux

Les modifications génétiques d’animaux à des fins de consommation humaine tendent soit à réduire le coût de production des bêtes, en les rendant résistantes aux maladies, en facilitant leur reproduction ou en augmentant la quantité de viande ou de lait produits, soit à améliorer la qualité de la production et à diminuer son impact sur l’environnement.

Au rythme où croissent la population (nous sommes 7 milliards aujourd’hui et serons 9 milliards en 2050) et la demande humaine en protéines animales, les besoins grimpent en flèche. Les Chinois mangeaient 4 kg de viande par personne et par an il y a 40 ans. Aujourd’hui, ils en engloutissent 54 kg. C’est toujours moins que les Américains qui avalent 124 kg de viande chaque année, et 89 kg pour les Européens. Pour assouvir l’appétit de barbaque des humains, 20 milliards d’animaux sont élevés, en ce moment-même, sur la surface du globe, rappelait récemment lors d’un colloque au Sénat Thierry Pineau, responsable du département Santé Animale de l’INRA. Sans compter les milliards de poissons qui engraissent dans les fermes piscicoles.

Alors que 850 millions de personnes ne mangent déjà pas, aujourd’hui, à leur faim, et que plusieurs milliards d’humains ne consomment que rarement de la viande, combien d’entre nous auront de la bidoche à se mettre sous la dent d’ici quelques années ?

Une solution à la faim dans le monde ?

A l’image des plantes OGM, les animaux génétiquement modifiés à des fins de consommation humaine sont présentés par leurs défenseurs comme un moyen de répondre à nos besoins alimentaires. « Boycotter ces animaux génétiquement modifiés serait une crétinerie de premier ordre », avance Louis-Marie Houdebine, ex-directeur de recherche à l’Inra. « Bien sûr, la famine est un phénomène complexe lié à de nombreux facteurs, dont politiques, explique-t-il. Mais les animaux génétiquement modifiés sont un élément de solution à la famine, car ils constitueraient un apport de nourriture significatif », avance le chercheur, tout en reconnaissant toutefois que « le saumon, aliment de luxe, ne sera jamais accessible aux plus pauvres, même génétiquement modifié ». Pour ce cofondateur de Bioprotein Technologies SA, start-up spécialisée dans la production de biomédicaments à partir de lait d’animaux transgéniques, les manipulations génétiques sont le « simple prolongement de la sélection des espèces que les humains effectuent depuis la création de l’agriculture ».

A contrario, Gilles-Eric Séralini, auteur de Ces OGM qui changent le monde (éd. Flammarion, coll. Champs actuel) et président du Conseil scientifique du Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique, s’inquiète de l’arrivée prochaine des animaux OGM dans nos ventres. Pour leurs conséquences sur l’environnement d’abord. Il estime en effet qu’« il peut déjà y avoir des saumons transgéniques en liberté, ce qui serait un drame car cela aurait forcément un impact sur la biodiversité d’ici quelques années ».

Breveter le vivant, un facteur de famine

Pour leurs conséquences sur l’accès à la nourriture ensuite : « Il y a une forte volonté de l’industrie de breveter les souches animales afin de contrôler l’agriculture et de rentabiliser des technologies chères et difficiles, estime-t-il. Cela impliquerait de devoir payer des royalties aux industriels détenteurs de ces brevets pour faire se reproduire les bêtes. Cela n’aiderait en rien à nourrir le monde. Ce serait même bien davantage un facteur de famine ! »

Ce à quoi Louis-Marie Houdebine répond qu’« il ne s’agit pas de breveter le vivant dans son ensemble mais une centaine d’espèces tout au plus ». « Le brevet en soi n’est pas immoral, mais l’application peut être non équitable », admet-il toutefois, en convenant qu’il ne faut pas aveuglément accepter tous types d’animaux génétiquement modifiés, mais bien de regarder « projet par projet ».

Gilles-Eric Séralini, qui est également expert sur les OGM pour le gouvernement français et l’UE, aborde aussi la question des animaux génétiquement modifiés sous un angle plus éthique. Pour lui, la création de ces « chimères » est la manifestation d’une « volonté de l’homme de s’approprier le monde ». « C’est la première fois depuis que la vie sur terre existe qu’une espèce est capable de s’approprier le patrimoine héréditaire d’êtres vivants à des fins de production industrielle », s’inquiète-t-il. Reste à savoir si ces animaux trouveront des mangeurs.

Homme démiurge mais public hostile

La Commission européenne, certaine que l’autorisation des animaux OGM aux Etats-Unis ou en Chine – pays en pointe sur le sujet - n’est qu’une question de temps, a peur que les industriels de l’UE ne loupent le coche technologique. Elle a donc créé Pegasus (référence au cheval ailé, une autre chimère), un groupe de travail chargé d’évaluer l’opinion publique européenne sur le sujet et de cerner les blocages... pour mieux les décoincer.

Pegasus doit rendre son rapport début juillet mais il ressort des travaux préliminaires que les Européens sont réticents à consommer des bêtes transgéniques. Pas tant en raison de leur impact possible sur l’environnement (qui serait moindre que celui des plantes, car la reproduction ne passe pas ici par la dispersion dans l’air ou le transport des gamètes) que pour des questions éthiques et de bien-être animal. Les pertes animales dues aux manipulations génétiques qui échouent sont jugées moins acceptables que les perte de plantes.

Si toutes les associations européennes de promotion du bien-être animal sont opposées à la commercialisation d’animaux OGM, ce n’est pas le cas de leurs homologues américaines. Elles voient au contraire d’un bon œil les manipulations génétiques destinées à créer du bétail sans corne, pour éviter la souffrance d’être décorné, ou à ne faire naître que des poussins femelles pour empêcher l’élimination des mâles par les producteurs d’oeufs.

Dans les années qui viennent, le scénario le plus probable est celui de l’autorisation, dans certaines régions du globe seulement, d’animaux génétiquement modifiés pour être mangés. Pas sûr que cela résolve la faim dans le monde. Mais ça laissera le temps aux Européens d’avoir l’eau à la bouche, ou de perdre l’appêtit, c’est selon.