https://www.terraeco.net/spip.php?article4441
Des monnaies sonnantes et bienfaisantes
lundi, 30 mars 2009 / Arnaud Gonzague , / Frédérique Bertrand

L’euro, le dollar, le yen… on connaît. Mais le « sol » ? Comme 2 500 autres monnaies à travers le monde, il circule à côté des systèmes traditionnels. Son but : faciliter les échanges, notamment entre les plus pauvres. De vraies pièces à conviction.

Mince ! A peine les francs sortis de la tête et les euros apprivoisés, il faut de nouveau faire fonctionner ses méninges. Une nouvelle monnaie circule dans les bourses françaises depuis un an et demi : le « sol ». Enfin dans sept régions seulement (1). Et pour l’instant, il n’est utilisé que par un millier de personnes. Le sol existe sous la forme d’une carte à puce qui se recharge dans près de 140 boutiques bio et/ou équitables. « En fait, cela fonctionne comme une carte de fidélité classique, décrit Catherine Guillot, responsable administrative du projet, financé par l’Union européenne et quelques acteurs privés. A chaque achat dans un magasin partenaire, la carte est créditée de quelques sols qui, au bout d’un moment, donnent lieu à une ristourne. » Voire à la possibilité de payer ses courses intégralement en sols. Au cours actuel, un sol vaut 10 centimes d’euro.

Les bons vieux points Esso

Mais au fait, pourquoi s’enquiquiner à inventer une nouvelle monnaie ? « Il s’agit de créer une communauté et le sens d’appartenance qui va avec  », explique Celina Whitaker, coordinatrice de cette monnaie alternative. Au fond, Carrefour, Esso ou la Fnac ne font pas autre chose quand ils vous donnent des points qui, cumulés, se transforment en cadeaux. « Oui, mais notre but est politique. En orientant les achats vers des enseignes qui respectent le développement durable, nous affirmons que dépenser un euro en hypermarché, ce n’est pas la même chose que dans un Biocoop. Alors que le PIB, lui, les comptabilise de la même manière… »

Révolutionnaire ? En France, oui. Mais le sol n’est qu’une des 2 500 monnaies complémentaires (appelées aussi « régionales ») qui circulent sur Terre depuis des décennies. Du kippu japonais au chiemgauer bavarois en passant par le talente autrichien, le berkshare américain, la monnaie-coquillage de Papouasie-Nouvelle-Guinée (!) ou encore le wir suisse, on en trouve pour tous les usages et sous toutes les formes.

Un immeuble de compétences

Ces monnaies – qui ne représenteraient que 0,00002 % de la masse monétaire mondiale – n’ont pas vocation à remplacer les euros et les dollars. Mais simplement à circuler là où les espèces dites « conventionnelles » (en clair, émises par les Etats) ne se diffusent pas. Notamment chez les plus pauvres. C’est d’ailleurs tout leur intérêt social, comme le résume la devise des partisans du time-dollar lancé aux Etats-Unis : « Mettre en relation des besoins non satisfaits avec des ressources non employées. » Exemple : prenons un immeuble HLM d’une ville de banlieue défavorisée. A coup sûr, l’argent y manque, mais pas les compétences. En fait, elles pullulent même : l’ouvrier au chômage du 1er étage sait réparer toutes sortes d’objets, la retraitée du deuxième est une championne du tricot, l’ado du troisième vient d’avoir son permis et la petite voiture qui va avec. Or l’euro se révèle incapable de quantifier et stimuler ces aptitudes.

Dès cette année, les promoteurs du sol n’entendent plus seulement faire circuler leur monnaie dans quelques boutiques, mais aussi entre des personnes, comme les habitants de notre HLM. Dans ce cas, le sol n’est plus indexé sur l’euro mais sur un temps de travail (1 sol = 10 minutes). « Le temps est la denrée la plus égalitaire qui soit, analyse Celina Whitaker. C’est aussi une manière de souligner que, quelles que soient nos compétences, nous sommes tous utiles quand nous nous servons de ce temps pour les autres. »

Le billet qui fond avec le temps

Revenons à notre immeuble : le chômeur du premier est averti par une association locale qu’un membre du réseau sol – en l’occurrence, la grand-mère du deuxième – a besoin de ses services. Elle veut qu’on lui répare son grille-pain. Quarante minutes de travail, soit 4 sols. Elle rémunère son voisin grâce au pull qu’elle a tricoté pour l’ado du troisième. Lequel a pu lui verser des sols, car il conduit tous les lundis le chômeur du premier au supermarché.

Bref, entre ces trois individus, la monnaie alternative a amené bien davantage qu’un échange économique : une création de richesses qui n’auraient pas vu le jour autrement. Un grille-pain pour la grand-mère, un pull pour l’ado, un moyen de transport pour le chômeur. « Et aucun des trois ne pourra dire : “ Je ne fais que donner et ne reçois jamais ”, souligne Celina Whitaker. La monnaie introduit plus de réciprocité dans leur relation parce qu’elle est objectivement quantifiable. » Et il va sans dire que ces échanges créent aussi, et surtout, des liens entre des individus qui ne se seraient pas forcément côtoyés.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les monnaies locales sont, selon leurs promoteurs, de formidables outils de survie aux crises économiques. Elles permettent aux plus démunis – notamment des pays du Sud – de résister aux coups durs de la mondialisation. On se souvient que le peuple argentin, mis à terre par la crise financière de 2000, a pu continuer à s’alimenter en partie grâce aux creditos, une monnaie qui a remplacé le peso, alors en faillite. Et, selon Bernard Lietaer et Margrit Kennedy, les deux papes des monnaies régionales, les habitants de Bali, île indonésienne assaillie de touristes, ont pu conserver leur identité et leur langue grâce au nayahan banjar, une monnaie-temps dévolue aux travaux pour la communauté.

Les pessimistes feront la grimace. L’argent ne conduit-il pas immanquablement à réveiller le démon Picsou – « Accumuler ! Accumuler ! » – qui sommeille en nous ? Si. Et c’est pour cela que beaucoup de monnaies locales sont « fondantes », c’est-à-dire qu’elles perdent de la valeur avec le temps. Un chiemgauer baisse ainsi de 2 % chaque trimestre et un sol disparaît au bout de trois ans. Une manière d’encourager leur circulation et, surtout, un moyen d’éviter que la monnaie ne quitte les circuits commerciaux pour devenir l’objet d’une stérile accumulation, source ensuite de spéculation. Suivez mon regard…

(1) Alsace, Aquitaine, Bretagne, Île-de-France, Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, Rhône-Alpes.


TROIS ALTERNATIVES ENRICHISSANTES

Le chiemgauer. Cette monnaie, imaginée en 2002 par un professeur de Prien am Chiemsee, en Bavière (Allemagne), avait deux objectifs : booster l’économie locale, notamment le petit commerce, et financer des projets sociaux, culturels et environnementaux. Pari tenu dans les deux cas. Car ces coupons font aujourd’hui bondir de plus de 4 millions d’euros par an le chiffre d’affaires des 800 commerçants bavarois qui participent à l’opération. Bien que le chiemgauer, avec un système de timbres à coller en début de chaque trimestre, soit une usine à gaz pas facile à détailler, les Bavarois semblent raffoler de ce casse-tête.

Le kippu. Les Nippons utilisent à eux seuls près de 400 monnaies complémentaires. Beaucoup sont nées dans les années 1990 alors que l’Etat, en pleine crise, se montrait incapable de prendre en charge les plus fragiles, notamment les seniors. Le principal système complémentaire s’appelle « fureai-kippu ». Il a été mis sur pied par la fondation Sawayaka en 1995. Sa monnaie, le kippu (« ticket » en japonais), 100 % informatisée, permet de rétribuer les services aux personnes âgées. Ceux qui ont gagné des kippus peuvent les cumuler dans l’attente de leurs vieux jours. Ou alors, ils peuvent les donner à leur papa, leur mamie… pourvu qu’ils soient des seniors. Le kippu a un avenir assuré dans le pays qui compte le plus de centenaires au monde.

Le time-dollar. Sa valeur, c’est l’horloge qui la donne : un time-dollar correspond à une heure d’activité de voisinage : baby-sitting, bricolage, devoirs, courses… Le principe est simple : il suffit de s’inscrire sur Internet et de déclarer ses compétences. Une fois que vous avez rendu un service, votre compte est crédité et vous pouvez recourir au talent des autres. Mis en place à la fin des années 1980 par le juriste Edgar S. Cahn, le réseau des Time-Banks compte aujourd’hui près de 150 antennes aux Etats-Unis et en Angleterre. Et la crise de 2009 promet de lui donner des ailes.

- Le réseau sol

- Le site du chiemgauer (en allemand)

- Le site du kippu (en anglais)

- Le site du time-dollar (en anglais)


AUTRES IMAGES

GIF - 42.5 ko
310 x 221 pixels