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Les Picards veulent la peau de l’usine à vaches
mardi, 5 juin 2012 / Justine Boulo /

Née au bout de la Loire, un pied dans l’Atlantique, l’autre embourbé dans la terre, elle s’intéresse aux piafs et aux hortensias, observe ses voisins paysans et leurs élevages bovins. Elle enrage devant les marées noires. Licenciée en lettres, elle sort diplômée de l’Institut pratique du journalisme de Paris en avril 2012. Elle scrute les passerelles qui lient les hommes à leurs terres. Parce que raconter la planète, c’est écrire au-delà des pommes bio et du recyclage de papier.

Avec 1 750 bovins, la plus grande exploitation laitière de France pourrait voir le jour dans la Somme. En attendant la décision du préfet, les habitants expriment leur farouche opposition.

Le plateau des Millevaches dans le Limousin s’étend sur 3 300 km². La Somme pourrait bientôt voir sortir de terre « l’usine des mille vaches », mais sur seulement 9 000 « petits » m².

Le carillon sonne 15 heures ce samedi de juin, sur la place Max Lejeune à Abbeville, la sous-préfecture de la Somme. Deux minutes plus tard, ce sont des cloches de vaches qui résonnent autour du kiosque à musique. Inutile de chercher un troupeau. Pas de bétail à l’horizon. Juste une quarantaine d’habitants de Drucat-le-Plessiel, une commune de 800 habitants à quarante kilomètres au nord-ouest d’Amiens, venus manifester devant l’hôtel de ville. Ceux-là refusent de voir s’implanter la plus grosse exploitation laitière de France au beau milieu de leur campagne. « On n’a rien contre les agriculteurs, au contraire, explique Francis qui se bagarre avec son affiche « Ferme-usine des mille vaches, NON ! ». Ce que nous reprochons à ce projet, c’est son gigantisme. » En France, le troupeau moyen compte 44 vaches. Les élevages de plus de cent vaches ne pèsent que pour 2%.

David contre Goliath

Remontons le fil de l’histoire. L’été dernier, le grand entrepreneur du Nord spécialisé dans le bâtiment, Michel Ramery, demande l’autorisation à la préfecture d’exploiter un élevage de mille vaches laitières et de 750 veaux : la Société civile d’exploitation agricole (SCEA) Côte de la Justice. Dès le mois d’octobre, les habitants signent une pétition contre le projet et en avisent leur maire.

Pour le premier adjoint, Laurent Parsis, la ferme à dimension industrielle n’entre pas dans l’histoire « d’un petit village rural, tranquille ». Et d’ajouter : « Les habitants ont mon total soutien. » Au début, le conseil municipal avait failli être séduit par le projet. « Mais en y regardant de plus près, on découvre à chaque fois de nouveaux paradigmes. Nous n’avons aucune garantie. Les réponses de Michel Ramery ne nous ont aucunement convaincu. » Puis l’élu ironise : « Ils y ont mis la transparence qu’il faut. »

L’enquête publique a donné un avis favorable en février dernier. Le Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (Coderst) a également approuvé à une large majorité le projet, le 23 avril dernier. Reste le verdict final du préfet, qui ne devrait pas s’exprimer avant les élections législatives des 10 et 17 juin. Contactée par téléphone, la préfecture se refuse d’ailleurs à tout commentaire. Et si sa décision tarde, cela laisse un sursis aux habitants pour marquer leur refus. « Alors chaque samedi de juin, on va se réunir ici à Abbeville et tourner en rond avec nos cloches », poursuit Francis, un retraité de Drucat.

De son côté, Christine distribue des tracts aux automobilistes : « Oui, je suis au courant. On est avec vous ! », lance une conductrice occupée à calmer ses trois bambins. Les habitants de Drucat se sont unis en une association, baptisée Novissen, un acronyme pour « Nos villages se soucient de leur environnement ». Et leur pétition comptabilise déjà 15 000 signatures. Regard encadré par des lunettes carrées, Philippe, membre de l’association, dit croire en ce combat même si « c’est un peu David contre Goliath ».

Elevage en batterie et risques de maladies

Les riverains ne comptent plus les risques que cette « usine » pourrait faire encourir. Régis, moustache effilée et pommettes rosées, tournicote avec sa pancarte « 1 750 bovins en camp de concentration. Bonjour les dégâts ». Les mots sont durs et la comparaison osée. Mais il s’agit bien d’un élevage en stabulation. Soit environ 7 m² réservés à chaque bête entassée comme des volailles en batterie. Dominique n’est pas une Brigitte Bardot, mais admet : « Je préfèrerais les voir en pâture plutôt qu’enfermées. C’est n’importe quoi ce projet. »

Le bien-être animal n’est pas la seule priorité. « Des vaches, parquées avec une telle concentration, c’est un risque de propagation de virus et de maladies. Nous avons des médecins avec nous, et je peux vous dire que c’est ce qu’ils craignent », ajoute encore Christine. En 2009, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) affirmait dans un rapport le lien entre bien-être médiocre et vulnérabilité à la maladie chez l’animal. Un état qui peut « présenter des risques pour le consommateur ». Le traité de Lisbonne entré en vigueur cette même année exigeait déjà des membres de l’Union européenne qu’ils prennent en considération le bien-être des animaux d’élevage.

Avec ce projet, on est loin de la verte prairie, du fermier et de son tabouret à trois pieds installé pour la traite de Marguerite. Mais la paysannerie à l’ancienne, les résistants de Drucat n’en rêvent même pas. « On ne veut pas de la petite étable qu’on éclaire à la bougie, sourit Francis. On n’est pas des extrémistes. On veut garder une agriculture qui soit basée sur la qualité et non sur les intérêts financiers. »

Des vaches à merde

Du pognon, vraiment ? Le spécialiste nordiste du bâtiment ignore-t-il donc que le lait a connu une terrible crise en 2009 ? L’économiste Gérard Calbrix de l’Association de transformation laitière française rappelle que « dès 2010 et 2011, la production est remontée. Et avec la fin des quotas prévue pour 2015, tout le monde se prépare. » A partir de cette date, les producteurs seront en effet libérés des limites imposées par la Politique agricole commune (PAC). Sauf que rien n’empêche une énième crise de pointer son nez. Et miser aussi gros en naviguant à vue, ce n’est pas le genre d’un entrepreneur.

Le lait, Michel Ramery s’en moque bien. Si l’entreprise refuse de s’exprimer avant que la décision du préfet ne soit connue, l’association des opposants suppute et Francis résume : « Le lait, c’est le sous-produit de la merde. » En clair - et en langage plus châtié - les bouses produites par ces milliers de bovins vaudront de lor.

A côté de l’élevage, la société veut implanter un méthaniseur. Un nom barbare pour un principe simple. Habituellement, les agriculteurs utilisent le lisier issu des excréments bovins comme fertilisant qu’ils épandent sur les terres. La méthanisation va plus loin. Les bouses sont enfouies sous une grosse capsule, chauffées à 40 degrés. Sous l’effet de l’augmentation de température, elles fermentent et produisent un biogaz qui permet de générer de l’électricité… ensuite revendue à EDF. Gérard Calbrix a beau nuancer - « En France, un millier de vaches, ça paraît énorme. Mais aux Etats-Unis ou en Russie, c’est la norme. » - 1 750 bovins, ça en fait de la bouse. Et donc en bout de course, beaucoup d’électricité avec un tarif de rachat fixé à 15,2 centimes d’euros par kWh. La machine à fermenter de Drucat aura une puissance de 1,5 mégawatt, alors qu’en moyenne, les 82 méthaniseurs français produisent 0,12 MW.

Des algues vertes en Baie de Somme ?

Les pro-méthanisation vendent ce concept comme écologique, car utiliser du biogaz, c’est produire du courant sans énergies fossiles. Mais tout n’est pas rose au pays des bouses. Une fois passées au fourneau, les matières solides appelées « digestat » sont épandues sur les terres. Or, ce lisier est extrêmement riche en azote. Dans son enquête, Jacques Ducrocq, le commissaire en charge de l’enquête publique, a conclu à « un impact acceptable sur les populations du rejet du méthaniseur en terme toxique et cancérigène. » Régis s’offusque : « Un risque acceptable, je ne sais pas ce que ça veut dire. Sûrement que chez les Français, il y a tant de gens qui doivent avoir le cancer… Bon ben, on sera dans la moyenne », ponctue-t-il d’un rire jaune.

Or, cet azote se faufile dans les profondeurs, jusqu’à atteindre les nappes phréatiques, puis les rivières et enfin la mer. Et les eaux anormalement azotées sont le terreau idéal à la croissance des algues vertes. C’est ce qui s’est produit en Bretagne. Et ça, on n’en veut pas en Picardie. Le petit village de Drucat surplombe Abbeville, où s’écoule la Somme. Le fleuve sillonne les marais sur une dizaine de kilomètres avant de se jeter dans la Manche. La Baie de Somme accueille les oiseaux migrateurs dans le parc du Marquenterre. Les phoques-veaux marins s’y réfugient. Chaque année, deux millions de touristes viennent visiter l’estuaire, devenu Grand site de France en juin 2011. Aux yeux des habitants, si l’exploitation laitière s’installe ce mois-ci, ce serait un triste cadeau d’anniversaire pour la Baie de la Somme.