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La chute de l’ancien régime carnivore
jeudi, 24 mai 2012 / Emmanuelle Vibert

Ils discutaient le bout de gras paisiblement. Et puis, elle a annoncé qu’elle bannissait la viande et le poisson de son assiette. Il a sorti les crocs et les arguments. Elle a défendu mordicus sa décision et balayé les idées reçues. Dispute saignante en dix rounds.

- « Sans viande, bonjour les carences : protéines, fer, vitamine B12… »

« Pfff ! N’importe quoi ! Même l’Association américaine de diététique, réputée pour le sérieux de ses positions, affirme, dans son dernier rapport datant de 2009, que « les alimentations végétariennes (y compris végétaliennes) bien conçues sont bonnes pour la santé ». Or, pas besoin d’être maniaque pour équilibrer un menu végétarien. Il suffit de connaître et de jongler avec quelques notions de base. Les protéines animales ont un avantage : elles contiennent les huit acides aminés qui nous sont essentiels. Mais le tofu et le quinoa aussi. Et on peut obtenir tous ces acides aminés en combinant des céréales et des légumineuses : pois chiches et blé, haricots rouges et maïs, lentilles et riz… La viande est une source majeure de fer ? On en trouve aussi dans les céréales complètes, les légumineuses et tous les oléagineux. Et encore dans les abricots et les prunes, le persil, les brocolis, les haricots verts, les choux verts frisés…

A l’arrivée, « les études épidémiologiques montrent qu’il n’y a pas plus d’anémie par carence en fer chez les végétariens que chez les omnivores », dixit Jérôme Bernard-Pellet, médecin généraliste et fondateur de l’Association de professionnels de santé pour une alimentation responsable, dans Veggie, je sais cuisiner végétarien, signé par Clea (La Plage, 2011). Tu as raison, il n’y a pas de vitamine B12 dans les végétaux, mais on en trouve dans les œufs et le lait, ce qui suffira largement au bon fonctionnement de mon cerveau et à la formation de mon sang. Si je décide de me passer de ces aliments, alors oui, il faudra que je prenne un complément. Donc non seulement je n’aurai pas de carence, mais je serai peut-être en meilleure santé que toi. La plupart des végétariens mangent moins gras, ce qui permet de prévenir le diabète, les maladies cardiovasculaires. Ils avalent aussi plus de fruits et légumes, fibres, caroténoïdes et flavonoïdes qui protègent du cancer ! Allez, hop, argument suivant ! »

- « Tu peux dire au revoir au sport avec tes muscles dégonflés »

« L’ancienne grande championne de tennis américaine Martina Navratilova et l’ex-patineuse artistique Surya Bonaly, ça te dit quelque chose ? Végétariennes toutes les deux. Il y a même, à Londres, un Indien sikh centenaire, végétarien et marathonien ! Tu veux connaître son truc ? Dahl, chapatis, légumes et yaourt midi et soir. Et comme il est soupçonné d’avoir eu recours au dopage avant les Jeux de Séoul, en 1988, je ne m’étends pas sur le végétalisme de l’Américain Carl Lewis, détenteur de 10 médailles olympiques, comme sprinter et sauteur en longueur. Enfin, si ton critère, ce sont les biscoteaux, demande aux 5 000 sympathiques membres de l’association américaine Vegan Bodybuilding and Fitness s’ils sont épais comme des sandwichs SNCF. Etre végétarien quand on est sportif, non seulement ça n’est pas pénalisant, mais il peut même y avoir des avantages. Un exemple : « L’absence de cholestérol et la moins grande quantité de graisses saturées présentes dans les végétaux permet d’alléger le travail du corps », dixit une interne en médecine, Ludivine Buhler, dans le dernier numéro d’Alternatives végétariennes, le magazine de l’Association végétarienne de France. »

- «  Les animaux mangent de la viande, eux  !  »

« Pas faux. Allez, je vais même ajouter de l’eau à ton moulin en citant le philosophe Dominique Lestel, dans Apologie du carnivore (Fayard, 2011) : “ Le carnivore est parfois plus proche des animaux qu’aucun végétarien ne pourra jamais l’être parce qu’il assume entièrement, c’est-à-dire métaboliquement, sa nature animale au lieu de s’en dégoûter. ” Tu pourrais aussi me dire que c’est en chassant des animaux qu’homo sapiens a pu se développer et devenir un être évolué. Oui, sauf que se convertir au végétarisme, ce n’est pas revenir au niveau des australopithèques. Pourquoi ? Parce que, justement, je suis devenue une homo sapiens hyper-évoluée ! Capable de choisir son mode de vie en fonction de ses convictions et des réalités écologiques. Et contrairement à nos ancêtres préhistoriques, je dispose au magasin bio d’une belle collection de galettes prêtes à l’emploi – lentilles et champignons, sarrasin et fromage… – et j’ai toutes les connaissances pour équilibrer mon alimentation, sans avoir à chasser le mammouth. »

- « Les poissons ne sortent pas des abattoirs »

« D’accord, ils vivent en liberté. Mais tu veux qu’on parle du problème de la surpêche, de la diversité marine en danger ? Ce pourrait être une raison pour limiter ma consommation de poisson. Mais non, j’ai décidé de faire carrément une croix dessus quand j’ai pris conscience de leur souffrance. Les poissons ne poussent pas de cris déchirants, du coup, l’idée qu’ils puissent éprouver de la douleur ne nous traverse même pas l’esprit. Pourtant, écoute ça. C’est tiré de Faut-il manger les animaux ?, de Jonathan Safran Foer. Il donne l’exemple du thon : “ Un poisson pris à l’hameçon peut se vider de son sang ou se noyer (les poissons se noient quand ils ne peuvent plus bouger), avant d’être hissé à bord du bateau. Bien souvent, les gros poissons (ce qui inclut non seulement les thons mais aussi les espadons et les marlins) ne sont que blessés par l’hameçon, et, bien qu’affaiblis, peuvent résister à la traction de la ligne durant des heures, voire des jours. ” L’auteur américain souligne par ailleurs que l’aquaculture – elle représente la moitié de notre consommation actuelle de poisson – est comparable à l’élevage industriel des animaux terrestres. Il énumère les tourments endurés par les saumons d’élevage. Entre autres : “ une eau si sale qu’il devient impossible d’y respirer ”, “ un peuplement si dense que les animaux commencent à s’entre-dévorer ”. Les méthodes d’abattage ? “ On les tue en leur ouvrant les ouïes avant de les jeter dans une cuve d’eau où ils se vident de leur sang. ” Tu veux vraiment m’obliger à ouvrir une boîte de thon au naturel ou à déguster du saumon à Noël ? »

- « La blanquette n’est pas de la viande, c’est de la gastronomie »

« Mon pauvre, tu vis dans le passé. La viande n’est plus le centre de la gastronomie française. Auparavant, dans les bons restaurants, les légumes n’étaient là que pour la déco. Aujourd’hui, les chefs les plus créatifs cultivent leur jardin potager en bio et ramassent des plantes sauvages. Tu ne vas pas me dire que tu ne connais pas Alain Passard (lire Terra eco n °17, septembre 2010). Il est devenu une star en faisant, depuis 2001, de la “ cuisine légumière ”, comme il l’appelle lui-même dans son restaurant l’Arpège, à Paris. Tout le monde se pâme devant ses tomates confites aux douze saveurs ou sa poêlée d’épinards, huile de sésame, mousseline de carotte à l’orange, citron confit. Et puis, mon vieux, il faut arrêter de penser qu’un menu végétarien se compose forcément de légumes sauce à l’eau avec des céréales à rien. Tu ferais mieux de jeter un œil sur Internet. Les blogueuses culinaires végétariennes sont parmi les plus créatives de la Toile. Clea – Cleacuisine.fr – fait un carton avec ses rouleaux de printemps aux légumes rôtis ou sa tartinade de petits pois aux pignons et citron vert. Et impossible de ne pas devenir fan de la Danoise Sarah Britton et de son site : Mynewroots.blogspot.fr, qui existe aussi en version française : Mynewrootsfrancais.blogspot.fr Ses carottes rôties au gingembre et vinaigrette veloutée au miso, sa salade d’haricots verts à l’estragon et aux noisettes, moi j’en veux bien tous les jours. »

- « Mais tu portes du cuir et tu manges des œufs »

« Oui, et je mange du fromage et je bois du lait… Je connais les arguments des végétaliens, qui ne consomment aucun produit animal, pas même du miel. La styliste Stella McCartney en fait partie. Elle vient justement de lancer une campagne anticuir. Dans une vidéo pleine d’images horribles, elle explique qu’acheter du cuir, c’est participer à l’intensification de l’industrie de la viande. Je sais aussi que pour qu’une vache produise du lait, on lui retire dès la naissance son veau, qui est abattu aussitôt. Ecoute, mon idée n’est pas d’adopter une attitude puriste. Je ne veux pas me repentir chaque fois que j’écrase une fourmi, mais essayer de limiter l’impact de ma consommation : les œufs et les produits laitiers, je les achète bios et voilà. »

- « Sans élevage, il n’y a pas d’agriculture de qualité »

« Toi, tu as lu l’agronome Marc Dufumier ! Grand défenseur du bio, il regrette que le système actuel sépare agriculture et élevage. Il milite pour l’introduction de porcs en Beauce et de céréales en Bretagne ! Car c’est avec le lisier des animaux qu’on fait le compost qui nourrit la terre. Sans les bêtes, les engrais de synthèse polluants gagneraient donc la partie. D’accord, d’accord ! Certains végétariens voudraient que leur pratique s’étende au point que toute trace d’élevage disparaisse de la surface de la terre. Je n’en suis pas là. Moi, je manifeste contre les élevages industriels et la surconsommation, pas contre les idées qui font du bien à la planète. »

- « Manger de la viande bio, ça pourrait suffire à te donner bonne conscience, non ? »

« C’est vrai, je pourrais me contenter de manger des animaux élevés dans des conditions correctes. Mais au moment de l’abattage, vois-tu, ils sont tous égaux. Le règlement bio européen impose de limiter la souffrance des animaux quand on les tue, mais sans préciser la méthode. Résultat : c’est la réglementation générale qui s’applique. Et, pour moi, ce qui se passe dans les abattoirs est tout sauf satisfaisant. Laisse-moi te parler des Indiens Algonquins du Canada et te citer de nouveau Apologie du carnivore, du philosophe Dominique Lestel. Voilà ce qu’il raconte : pour cette tribu, “ tuer un animal pour se nourrir est acceptable, à condition toutefois que la mise à mort entraîne pour lui le minimum de souffrance possible. Les Algonquins ajoutent qu’il est nécessaire de s’engager dans un processus de réciprocité et de dette vis-à-vis de l’animal, ainsi que de maximiser les produits du corps. Ce dernier point est fondamental : l’animal mangé ne peut l’être justement que si tout ce qui est comestible en lui est effectivement consommé, et tout ce qui est utilisable utilisé. Ce qui importe n’est donc pas de tuer un animal, mais de le faire sans souffrance inutile et de ne rien gâcher de celui qu’on a tué. ” Eh bien moi, je remangerai de la viande le jour où on aura le même sens de la responsabilité que les Algonquins. Pas demain la veille ! Il serait pourtant grand temps de réintroduire des rituels. Non, pas de panique, je n’ai pas été recrutée par une secte ! Ecoute encore Dominique Lestel : “ Entre la consommation banalisée de la viande anonyme et la diète totalement végétarienne, il existe une voie que ni les végétariens ni les carnivores n’ont encore explorée de manière sérieuse dans les pays occidentaux contemporains : manger de la viande de façon limitée, voire rituelle. Autrement dit, faire de chaque repas carné une cérémonie, voire une commémoration, et limiter notre consommation de viande à ces occasions, tout en n’acceptant dans ces circonstances que de la viande provenant d’un animal bien traité. ”

Dans ces conditions, ma conscience serait sans doute tranquille. Reste que, bio ou tradi, ritualisée ou non, la viande est toujours une catastrophe environnementale sur pattes, responsable de près d’un cinquième des émissions mondiales de gaz à effet de serre. L’élevage monopolise aussi 70 % des terres agricoles, si on compte les pâturages et les céréales cultivées pour nourrir les bêtes. Et puis, n’oublie pas que les Chinois consomment de plus en plus de viande : ils sont passés premiers producteurs de la planète devant les Etats-Unis. Alors pour nourrir 9 milliards d’humains en 2050, pas le choix : il faudra baisser notre consommation. Point barre. »

- « Si tu tombes enceinte, Bébé sera mou comme un fruit mûr »

« Alors là, pas de panique, mon chéri : on fera un beau bébé avec tout ce qu’il faut. Quand l’Association américaine de diététique donne son feu vert au végétarisme, cela vaut aussi pendant “ la grossesse, la lactation, le premier âge, l’enfance et l’adolescence ”. Nos petits feront d’aussi jolis bourrelets que les autres : le Dr Jérôme Bernard-Pellet affirme que “ le poids et la taille des enfants à la naissance sont comparables à ceux de leurs homologues omnivores ”. Il suffit que j’insiste, comme toutes les femmes enceintes, sur certains nutriments. J’avalerai plein de protéines végétales ; je mettrai des graines de lin, des noix, de l’huile de colza à toutes les sauces pour les oméga-3. Pour le fer, je me goinfrerai de fruits secs et d’algues. Et pour le calcium, ce sera brocolis et amandes à gogo. D’ailleurs, je vais commencer tout de suite. Et si jamais je passe au régime végétalien, ne t’inquiète pas, je prendrai un supplément de vitamine B12. Végétarien, carnivore ou omnivore, peu importe : on en fait un quand ? »

- « Tu vas avoir une libido de panda chinois »

« D’abord, c’est pas très sympa ! Ensuite, je sais d’où tu sors ton expression : du bouquin La Viande voit rouge (Fayard, 2012). Les auteurs, René Laporte et Pascal Mainsant, y racontent que ces bisounours noir et blanc étaient omnivores et qu’ils sont devenus végétariens. Et que ce serait la cause de leur proche extinction, 10 % d’entre eux seulement arrivant à procréer. Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. J’espère que les proviande ont mieux en magasin, comme argument. Et toi, comme eux, tu t’imagines que je vais passer mes journées à manger des feuilles de bambou ! Rassure-toi, ce n’est pas dans mes projets. Il y aura tellement d’énergie dans mes menus végétariens que tes soirées devraient être bien remplies. »


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