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« La France ne tire pas les leçons de Tchernobyl et de Fukushima »
jeudi, 10 mai 2012 / Nicolas Imbert /

Nicolas Imbert est directeur de Green Cross France et Territoires. Green Cross, ONG créée par Mikhaïl Gorbatchev en 1993, se focalise sur le lien entre environnement, économie et société. Par des actions de plaidoyer et des projets concrets, elle s’engage pour un futur plus durable, à travers ses 34 organisations nationales.

Tchernobyl hier, Fukushima aujourd’hui. Pour Nicolas Imbert, directeur de Green Cross de retour de Tchernobyl, les deux catastrophes se ressemblent et montrent le manque de préparation de nos sociétés face au risque nucléaire.

- Plus de 25 ans après, Tchernobyl garde les stigmates de la catastrophe

Plus que toute autre, la catastrophe nucléaire est celle du péril invisible, et pourtant si présent. Même si les niveaux de radiation dans la région restent toujours deux à trois fois supérieurs à la normale, ils ont atteint des niveaux acceptables, les principaux risques physiques sont désormais dans l’alimentation produite localement (lait, fruits et légumes, champignons...) qui concentre eau et particules des sols contaminés.

La zone d’exclusion restera, elle, contaminée pour des centaines d’années. On a fait grand cas, récemment, de la réalisation du nouveau sarcophage, attendu depuis 2007 mais dont les travaux ont tout juste été initiés le 26 avril 2012. Le sarcophage actuel présente une surface d’environ 150 m2 où les poussières radioactives peuvent s’échapper. Il est urgent et essentiel d’agir pour encapsuler les radiations. Mais la communication sur la prouesse technologique ne doit pas nous faire oublier qu’il faudra maintenir sous contrôle quotidien et alimenter en énergie pendant 100 ans ce dispositif pour contenir les émissions de poussière radioactive et que rien ne sera stabilisé pour un démantèlement final. Le repeuplement de la zone d’exclusion des 40 km n’est pas d’actualité, les lieux étant contaminés pour des siècles.

Pourtant, au-delà de la zone d’exclusion, 10 millions de personnes vivent encore dans les régions contaminées (Biélorussie, Ukraine, Russie). Le suivi médico-social est très insuffisant, en particulier pour les ruraux. La catastrophe étant survenue dans un pays en transition, certains diraient à la dérive, les initiatives de soutien à la population ont été longues à se mettre en place : abandon de toute politique d’investissement dans la région, d’où l’impossibilité pour les populations de se projeter dans un futur désirable, et aussi faiblesse du suivi sanitaire et social de proximité, et la difficulté à construire un futur acceptable dans les environs de la zone contaminée. Les études de terrain montrent que plus les sujets sont exposés jeunes, plus les risques sont grands sur une période de 15 à 20 ans. Le professeur Jonathan M. Samet, de l’University of Southern California, présent lors du voyage, nous dit que les principaux impacts à long terme sont des risques psychologiques et psychiatriques dans les zones contaminées et auprès des gens déplacés.

- Une catastrophe qui obère l’avenir de la région

Economiquement, 26 ans après, la catastrophe nucléaire est toujours un fardeau majeur, pour des économies en transition. A l’échelle de l’Ukraine, c’est plus de 5% du budget annuel qui est consacré à la seule réparation des effets directs de la catastrophe de Tchernobyl. Et ce, pour une réponse encore insuffisante aux besoins du court et du moyen terme. On constate aussi une mobilisation quasi-impossible des initiatives privées : qui voudrait investir dans l’innovation, l’éducation ou le développement agraire alors que les difficultés quotidiennes, et les coûts engendrés par le contrôle des radiations, sont encore légion ?

Curieusement, la ville de Slavutich, environ 25 000 habitants, échappe à ces problématiques. Construite avec l’aide des républiques sœurs (Etats baltes notamment), puis l’aide notamment du Japon, elle héberge depuis 1988 les travailleurs qui interviennent sur la centrale, directement reliée par un train électrique. L’emploi y est fort, même depuis l’arrêt des réacteurs, mais éphémère : les travailleurs sont employés sur la centrale, puis repartent ensuite travailler dans d’autres installations, soit parce que leur mission est terminée, soit parce qu’ils ont atteint le seuil d’exposition admissible. On y croise également l’ensemble des délégués internationaux (Agence internationale de l’énergie atomique, agences européennes…). Cette relative sensation de « normalité » ne doit, ne peut nous faire oublier les difficultés de vie quotidienne et de projection dans l’avenir des populations rurales environnantes.

- Le Japon était-il mieux préparé pour Fukushima ?

On nous a si souvent dit que Tchernobyl était avant tout l’accident du délitement de l’Union soviétique et de l’effritement du bloc de l’Est que nous l’aurions presque crû. Tout comme certains ont tenté de nous faire croire que Fukushima était un tsunami, non une catastrophe nucléaire majeure. Alors, le Japon serait-il mieux préparé ?

Depuis Tchernobyl, Mme Ikuko Hebiishi, une élue de la ville de Koriyama (district de Fukushima) a tracé des parallèles évidents concernant la désorganisation des autorités japonaises et l’absence de réponse immédiate face à l’exposition des populations. Alors que pour les séismes, les mesures préventives sont légion, l’embargo médiatique autour de la catastrophe nucléaire a maintenu les gens dans l’incertitude. Les pastilles d’iode et les dosimètres sont arrivés trop tard et en nombre insuffisant. Faute de système d’évacuation organisé, chacun a pris sa voiture pour évacuer la zone, créant des bouchons monstres et décuplant les risques d’exposition. Enfin, un outil de mesure de l’orientation des vents (Speedi), accessible aux seuls spécialistes, aurait pu permettre aux gens d’évaluer le risque de dissémination.

Nous avions également, présent avec nous à Tchernobyl, le journaliste Hiroshi Ueki. Il a personnellement été évacué de la zone contaminée avec sa famille et vit actuellement dans la préfecture de Nagano, sans perspective de retour à Fukushima. Il confirme cette désorganisation, et observe que de nombreux troubles de santé observés au Japon depuis la catastrophe, restent aujourd’hui sans réponse et sans suivi. De même, Mme Hebiishi observe dans la région de Fukushima des affections focalisées sur des enfants (saignements de nez, diarrhées à répétition…), sans moyens de suivi sanitaire et préventif déployés pour y apporter une réponse appropriée.   
- La catastrophe nucléaire : des dommages inouïs auquel personne n’est préparé

Personne n’est réellement préparé à faire face à une catastrophe nucléaire. C’est pourquoi il est important de s’organiser, avant et concrètement, autour des centrales. D’abord pour prévenir, en ayant un contrôle impartial et indépendant de l’exploitant sur la sécurité. Ensuite pour anticiper, par des plans concrets de prévention des risques où chaque famille sait, en fonction de là où elle se trouve, que faire, quoi manger et où aller. Enfin, en intégrant systématiquement probabilité et conséquences du risque nucléaire dans les décisions d’investissement, et à leur juste coût (via les collectivités locales, les assureurs…).

Et ceci ne peut se faire que de manière transparente et décentralisée. Seules les populations auront en main leur propre survie au plus fort de la catastrophe, quand l’Etat et les secours seront désorganisés : donnons-leur les clés pour agir elles-mêmes et s’organiser dans l’urgence. C’est donc d’une approche opérationnelle dont nous avons besoin.

Aujourd’hui, les mesures et plans de prévention existant en France restent très macroscopiques. Ils ne répondent pas encore précisément à ce qui a tant fait défaut à Tchernobyl et Fukushima : former chaque famille à réagir correctement suite à un incident nucléaire, mettre en place au préalable les méthodes et outils qui limiteront le risque post-catastrophe, et enfin prévoir rapidement des moyens pour réorganiser une vie économique et sociale acceptable.

Alors, comment faire ? Chez nous, en France, il est urgent de travailler pour la mise en place de plans d’action concrets à même de répondre aux accidents et catastrophes nucléaires, en particulier dans la vallée du Rhône. Cela passe par une co-construction partagée des scénarios d’évacuation et modes de réponse entre les autorités et services d’évacuation, les entreprises impliquées et la société civile...

Tchernobyl hier, Fukushima aujourd’hui, deux exemples tragiques qui soulignent l’impréparation des pouvoirs publics face au risque nucléaire. Il reste tant à faire, à la fois pour mieux identifier les risques et les impacts sur place, auprès des populations, et pour mieux anticiper à proximité des centrales nucléaires les enjeux et mesures de prévention.

Quelques éléments complémentaires :  
- L’étude de Green Cross Suisse sur les risques psychologiques et psychiatriques quelques informations complémentaires.

- Quelques photographies du voyage d’étude

- Etudes cliniques sur le suivi post-Tchernobyl, sous la direction du Pr. Theodor Abelin

- Analyse socio-médicale, 10 ans après l’accident de Tchernobyl, par le Pr Jonathan Samet


Depuis son lancement en 1993, Green Cross, ONG fondée par Gorbatchev, déploie des programmes de médecine sociale et d’assistance aux victimes du nucléaire qui tentent de se reconstruire. Green Cross est présente dans l’accompagnement des populations rurales en Biélorussie, Ukraine et Russie, mais aussi au Japon. L’ONG partage son expérience afin de mieux préparer les pays aux accidents et les guider dans leur choix énergétique, dans leur stratégie de développement territorial et de démantèlement du parc existant.