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Votre machine à laver entre la vie et la mort
jeudi, 22 mars 2012 / Simon Barthélémy

D’accord, les fabricants ne s’entendent sans doute pas en secret sur la durée de vie de leurs appareils. Mais entre lente disparition des réparateurs, pratiques douteuses et pub, les moyens ne manquent pas pour faire repasser le consommateur à la caisse. Enquête.

De la lambada à Coldplay, votre hi-fi résistait depuis des années à tous les styles. Mais un jour, la touche « eject » de la platine disque a dit stop. Partout, les SAV, les services après-vente, vous ont ri au nez quand vous l’avez portée à réparer, jugeant aussi sec le lecteur décédé. « Achetez-en un autre, ça vous coûtera moins cher », a dit l’un. « Passez directement au mp3 ou au logiciel Spotify », a osé un autre. Vous voilà contraint à mettre votre chaîne en bière et à télécharger le dernier Radiohead. Mais non, Jef, t’es pas tout seul : qui n’a jamais été obligé de bazarder son baladeur pour cause de batterie trépassée ? En 2010, un Français achète environ six fois plus d’équipements électriques et électroniques qu’il y a vingt ans. Et il les garde moins longtemps : trois ans en moyenne pour un ordinateur, contre dix en 1990. De six à sept ans pour un écran plat branché sur les programmes hauts en couleur(s) de la TNT, quand nos postes en noir et blanc duraient plus de dix ans. On n’arrête pas le progrès.

« Prêt à jeter »

Comme le taux d’équipement de nos foyers pour ces chers appareils dépasse chez nous les 80 % (à quelques exceptions près, type sèche-linges), en acheter plusieurs ou les remplacer vite sont les seules façons de maintenir notre consommation, et donc notre sainte croissance et nos divins emplois, jure-t-on sur la tête de Gondole. De là à penser que la durée de vie de nos produits est sciemment limitée, il n’y a qu’un pas. Allègrement franchi par certaines langues de vipère. Elles prétendent même que ce modèle date… de 1932. Au cœur de la Grande Dépression, un certain Bernard London déplorait que « les gens désobéissent à la loi de l’obsolescence : ils utilisent leurs vieilles voitures (…), leurs vieilles radios et leurs vieux vêtements beaucoup plus longtemps » que prévu. Pour relancer l’économie, ce philan-thrope suggérait donc de rendre obligatoire « l’obsolescence programmée » (« planned obsolescence » dans la langue de Henry Ford), en imposant une date limite légale aux produits manufacturés ! Non, ne rapportez pas déjà votre tablette chez Darty : l’idée de Bernard London n’a jamais vu le jour. Quatre-vingt ans plus tard, Eva Joly propose pourtant d’interdire l’obsolescence programmée. Sacrebleu, aurait-on raté la saison 2 ?

La candidate Verte à la présidentielle veut « obliger les constructeurs à produire des machines qui ont une durée plus longue », ce qui soulagerait le portefeuille des Français. L’ancienne juge plaide une cause chère aux écologistes, étayée par un rapport des Amis de la Terre et du Cniid, le Centre national d’information indépendante sur les déchets (1) et popularisée par quelques enquêtes télé. Prêt à jeter, rediffusé à la fin du mois de janvier sur Arte, relate par exemple l’histoire du cartel Phœbus : pendant les années 1920, des fabricants d’ampoules se sont entendus pour limiter à 1000 heures leur durée de vie, alors qu’elles pouvaient briller 2 500 heures, voire un ou deux siècles. Le documentaire montre aussi que certaines imprimantes Epson sont programmées pour caler après 18 000 pages. Une pièce de plus à un dossier chargé : aux Etats-Unis, HP et Epson ont fait l’objet de plusieurs tentatives de « class actions », des recours collectifs lancés par des consommateurs furieux que leurs imprimantes s’arrêtent faute d’encre, quand les cartouches étaient encore bien remplies.

Eva Joly et le dragon

Tel saint Georges, Eva Joly s’attaque au dragon Mère Denis : « Les machines à laver tombent en panne et doivent être changées au bout de trois ou quatre années. Elles peuvent en réalité fonctionner trente années. » Selon une enquête de l’UFC-Que choisir auprès de 20 000 consommateurs, 13 % des lave-linges déraillent la première année, et 64 % dans les cinq ans ! Avec un mode de calcul différent (le nombre de réparations par an des 177 millions de gros appareils), le Gifam (Groupement interprofessionnels des fabricants d’appareils électroménagers) arrive à un taux de 4 % ! Difficile d’y voir clair car chaque marque garde ses chiffres au frigo. Sondage à l’appui, le Gifam récuse l’idée d’une baisse importante de la durée de vie des appareils : elle serait de plus de dix ans en moyenne, quand 60 Millions de consommateurs l’estime à sept et demie pour un lave-linge et neuf et demi pour un réfrigérateur.

Selon les fabricants, durabilité des produits ne rime pas toujours avec écologie : vaut-il mieux garder vingt ans son lave-linge ou acheter au bout de dix ans un nouvel appareil qui utilisera deux fois moins d’eau ? Mais l’argument ne tient plus pour les appareils électroniques. Pourquoi ? Parce que la majorité de l’énergie utilisée lors de leur existence l’est au stade de la conception ! Comme les papillons. Selon les fabricants, l’accusation de mort programmée des objets relève de la théorie du complot. Certains, parmi la vingtaine d’ingénieurs, consultants et réparateurs que nous avons interrogés, en attestent. « Nous n’avons jamais eu de consigne explicite de durée de vie programmée », dit ainsi David Renaud, qui travaille dans la sous-traitance informatique pour l’électroménager et l’automobile. « Sur la centaine de dossiers passés entre nos mains, nous n’avons jamais vu la moindre référence à une durée de vie maximale. Par contre, pour la conception, nous avons quasiment à chaque fois une info de durée de vie minimale. »

Cette donnée est capitale dans les secteurs où les conditions de sécurité sont très réglementées (automobile, aéronautique). Les fabricants s’assurent de la longévité de leur production grâce à des tests d’endurance en labo : elle atteint 20 000 heures minimum pour un écran LCD (soit dix-huit ans pour un Français, à raison de trois heures de télé par jour). Ou de 2 000 à 2 500 cycles pour un lave-linge, une durée « satisfaisante » pour LG, car elle colle à sa garantie de dix ans (valable partout, sauf en France) sur certains moteurs.

Batterie d’Ipod irremplaçable

Cela n’a rien d’un hasard, affirme Eric Guillaume. Ce responsable « recherche et développement » au Laboratoire national de métrologie et d’essais prépare une étude sur la durée de vie des produits, à la demande du ministère de l’Ecologie : « Généralement, les industriels font des études statistiques de défaillance et optimisent leurs produits pour avoir 95 % des pannes après la date de garantie constructeur, soit deux ans en France. Les vices cachés sont assez rares, ils jouent plutôt sur les matériaux, par exemple en modélisant les effets de la température sur le vieillissement des polymères. »

D’où la passion des fabricants de lave-linges pour les cuves en plastique, moins chères – et résistantes – que l’Inox. Alors, l’obsolescence programmée, un mythe ? Samuel Mayer, directeur de l’association stéphanoise Pôle éco-conception, conteste : « Les entreprises ont des modèles économiques fondés sur la vente de produits. Elles sont bien obligées de faire du réassort. Et donc de revendre un produit, soit du bas de gamme qui dure moins longtemps, soit au contraire des modèles avec du design ou de nouvelles fonctionnalités. »

Guillaume Jouanne, spécialiste écoconception à la société Evea Conseil, acquiesce : « La recherche de l’obsolescence est flagrante chez certaines entreprises, qui veulent du pas cher, et tant pis si ça ne dure pas. On le voit dans l’utilisation de matières de mauvaise qualité, ou dans l’impossibilité de réparer : l’Ipod et sa batterie irremplaçable, ou les premiers Iphone, dont la batterie était collée à la coque. » Aujourd’hui, s’il est possible de changer cet élément, son prix est prohibitif : 87 euros pour un 3GS, quand le téléphone vaut 160 euros.

Woody Allen et Windows 7

Résultat : selon l’Ademe, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, seuls 44 % des appareils en panne sont réparés. Plus du quart partent direct à la poubelle, avec leurs produits toxiques. Car, pour des raisons de coûts de fabrication, certaines pièces ne sont pas démontables, comme ces roulements à billes de lave-linges moulés dans la cuve, alors que ce sont les éléments qui s’usent le plus vite ! « Nous constations sur de nombreux produits en blanc, brun (électroménager et électronique, ndlr) et motoculture des pannes récurrentes pour lesquelles nous informions le fabricant, sans que cela ne soit corrigé sur les modèles suivants. Pis, les frais de réparation pour ces pannes n’étaient pas pris en charge », témoigne François Chicano, réparateur audio-vidéo et délégué CFDT des SAV de Carrefour. D’autres machines ne seront, elles, jamais réparées… car les pièces de rechange n’existent pas !

« Certains grands distributeurs commandent via leur centrale d’achat des centaines de milliers de produits de petit (micro-ondes, cafetières, ndlr) et de gros électroménager (lave-linges, frigos) en stipulant dans le cahier des charges qu’ils ne veulent pas de pièces de rechange destinées au SAV », révèle François Chicano. Une pratique limite mais fréquente. Pourquoi ? Parce que la loi n’oblige pas à assurer la disponibilité de ces pièces. Or, remplacer revient moins cher au fabricant, qui n’a pas besoin de produire et de stocker ces éléments, comme au fournisseur chargé de la garantie. « Quand le coût de la main-d’œuvre en France est dix fois supérieur à celui d’Europe de l’Est, on ne va pas réparer un mixeur à 9,90 euros pour 30 à 80 euros l’heure d’intervention », déplore Marie-France Corre, consultante et ex-responsable du département « essais » de l’UFC-Que Choisir.

D’où la lente disparition des services de réparation des grandes enseignes. Pour paraphraser Woody Allen, non seulement Dieu n’existe pas, mais allez trouver un réparateur télé le week-end ! Plasma, LCD, smartphones : la valse des nouveautés high-tech épouse l’obsolescence « low cost ». C’est une révolution : des mises à jour de logiciels obligent parfois à tout racheter. Tous les deux ans, la nouvelle version de Microsoft Windows nécessite deux fois plus de mémoire vive que la précédente pour réaliser les mêmes tâches, estime Frédéric Bordage, dans son guide Eco-TIC pour le WWF : « Il faut 70 fois plus de puissance mémoire vive sous Windows 7 pour écrire le même texte que sous Windows 98 ! On imagine mal devoir utiliser une voiture 70 fois plus puissante qu’il y a douze ans pour parcourir le même nombre de kilomètres, à la même vitesse. »

« Obsolescence suggérée »

Méditez un instant cette phrase de Pierre Desproges : « Une civilisation sans la science, c’est aussi absurde qu’un poisson sans bicyclette. » Alors, aidez la science. Envoyez des sous – plein – à, au hasard : « Apple, 1, Infinite Loop, Cupertino, CA 95014, Etats-Unis ». Aidons cette petite start-up à concevoir des logiciels utilisables sur tous ses produits, fabriqués de façon responsable. « La mise à jour du système d’exploitation IOS 5 via le site d’Apple n’est possible, pour les Iphone, que pour les 3GS, 4G et 4GS », regrette en effet Camille Lecomte, des Amis de la Terre. « Bien sûr, une personne qui a acheté un Iphone 3G – sorti en 2008 – peut le débrider ou continuer à se servir des applications qui fonctionnent toujours à partir de l’ancienne version du système. Mais elle va surtout être incitée à en acheter un nouveau. La durée de vie d’un Iphone est alors de trois ans et demi. »

Le pire ? C’est plutôt un bon score. En France, on renouvelle en moyenne son portable après dix-huit mois, alors que sa durée de vie est trois fois plus élevée. « On est là sur une obsolescence suggérée, imposée davantage psychologiquement que techniquement », analyse Marie-France Corre. « Le but est que les consommateurs trouvent laid ce qu’ils ont. Des jeunes sont même enclins à casser leur téléphone avant la fin de la garantie pour que leurs parents en achètent un nouveau. »

Dracula à Bruxelles

Mais que fait la police ? Pas grand-chose. En 2004, dans le cadre du Plan national de prévention de la production de déchets, l’Etat promettait un standard de durée de vie des produits. Mais l’Afnor, l’Agence française de normalisation, a renoncé, faute d’entreprises volontaires. Rien n’est sorti non plus du Grenelle. La « durabilité » est en revanche au menu à Bruxelles : la directive européenne « ecodesign », en cours de préparation, veut mettre le paquet sur l’efficacité énergétique des produits, mais aussi sur les trois R : réutilisation, recyclabilité et réparabilité. L’objectif : prolonger la vie des objets et des ressources, en s’assurant par exemple, dès la conception, que les matériaux critiques (or, argent, terres rares…) seront aisément récupérables. Les ONG mobilisées plaident en outre pour que des infos sur la durée de vie soient clairement données aux consommateurs, au moins pour certains produits, comme les ampoules. C’est l’effet Dracula : faites la lumière et l’obsolescence programmée s’éteindra. —

(1) « L’obsolescence programmée, symbole de la société du gaspillage », 2010. A télécharger ici