https://www.terraeco.net/spip.php?article42613
Marmotte des Alpes, je t’aime… moi non plus
jeudi, 22 mars 2012 / Cécile Cazenave

Dans le village de Prapic, le petit rongeur est devenu une attraction touristique. Mais l’ambiance n’a pas toujours été au beau fixe entre l’animal et les agriculteurs, qui lui seraient bien tombés sur le poil.

Quand il avait vingt ans, « Joujou » arrondissait ses fins de mois d’agriculteur en vendant de la graisse de marmotte fraîchement chassée. Un pharmacien de Lyon la lui achetait pour en faire des pommades contre les rhumatismes. « J’attendais l’automne, quand elles étaient bien grasses, avant l’hibernation, et couic ! », se rappelle le vieil homme, dans un éclair de malice. Soixante ans plus tard, dans le petit village de Prapic (Hautes-Alpes), Joujou ne peut plus leur tordre le cou, sous peine d’amende. A vrai dire, humains et marmottes s’entendent désormais plutôt bien. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.

Congénères poilues

En 1973, c’est ici que fut créé le Parc national des Ecrins, le cinquième des neuf parcs nationaux français, et le plus vaste. Entre Gap, Grenoble et Briançon, entre Hautes-Alpes et Isère, ses 918 km² accueillent pas moins de 150 sommets de plus de 3 000 mètres. Tout au bout de la vallée du Drac noir, dans le Champsaur, le village de Prapic, perché à 1 500 mètres d’altitude, en est l’une des portes d’entrée. La faune sauvage y devient donc protégée. A l’époque, l’exode rural a déjà fait son œuvre. La trentaine de grosses maisons rustiques en pierre sont pour la plupart désertées. Mais une poignée d’agriculteurs-éleveurs de montagne, encore vaillants, voient rouge en comprenant que la chasse aux marmottes appartient au passé. « Ici, elles étaient considérées comme nuisibles, explique Daniel Briotet, aujourd’hui responsable de la zone pour le parc. Mais, par le piégeage, les paysans avaient le sentiment de tenir l’animal à distance. »

Les effectifs de rongeurs et la frustration des humains grimpent simultanément. Il faut dire que le plateau de Charnière, au-dessus du village, est devenu un terrain de jeu. « C’est l’endroit idéal, commente Michel Francou, garde-moniteur du parc et spécialiste des marmottes. C’est un mélange de prairies bien entretenues pour se nourrir et de talus pour creuser des terriers. » Faits de pierres et de terre, ces derniers abîment souvent les outils agricoles – voire les cassent – au moment de la fauche des prairies fourragères. Soucieux de préserver la paix sociale à Prapic, les agents du parc tentent d’abord d’envoyer une partie des rongeurs voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Piégés, ils sont expédiés vers d’autres parcs. Un suivi scientifique met en place des comptages réguliers. « Nous nous sommes rendus compte que ça ne servait à rien d’enlever des marmottes ! », se souvient Michel Francou. La nature ayant horreur du vide, les congénères poilues des pentes descendent fissa sur le plateau remplacer les émigrées.

Auberge, musée et pilule

Le printemps 2003 menace de sonner définitivement le glas de l’entente cordiale entre le parc et les agriculteurs. A la sortie de l’hibernation, le nombre de marmottons a littéralement explosé. « On allait se faire pourrir, il fallait prendre les devants », raconte Michel Francou. Les agents se lancent dans une grande enquête auprès de leurs collègues européens et internationaux, et trouvent une solution. Pour faire baisser les effectifs, ils décident de contrôler la natalité et d’administrer par injection… un contraceptif aux marmottes. Mal leur en prend. La presse locale titre « Les marmottes prennent la pilule ». La nouvelle se répand au-delà du département, et se transforme en scandale au-dessus de la Loire. En Allemagne, le Berliner Zeitung publie même un article sur le « coup de frein à l’activité sexuelle des marmottes ».

Les représentants du parc doivent finalement s’expliquer devant les membres du Conseil national de protection de la nature. On siffle la fin de l’expérience. Mais, à Prapic, marmottes et agriculteurs ont en fait fini par trouver un compromis. Au fil des ans, le rongeur est même devenu une ressource économique pour les quelques familles qui demeurent au village. « Ici, c’est Marmotte City », lance le vieux Joujou qui a ouvert un petit musée, une auberge et un camping. Dès le printemps, les touristes poussent jusqu’à ce bout de vallée pour montrer les rongeurs pléthoriques – et « si mignons » – aux marmots. « Ce sont les mêmes personnes qui subissent les marmottes et en vivent ! », se réjouit Michel Francou.

Le dernier éleveur de Prapic

Les terriers fleurissent toujours dans les champs. Et notamment sur les 60 hectares de la famille Dusserre-Bresson, la dernière à cultiver à Prapic. Eux aussi ont ouvert chambres et table d’hôte, auberge et gîte. « Entre mes revenus agricoles et mes revenus touristiques, c’est du simple au double ! », souligne Alban Dusserre-Bresson, qui estime commercialiser 3 000 à 4 000 nuitées touristiques par an. Depuis la mort de son père il y a quelques mois, le jeune éleveur de 26 ans a dans ses mains le destin du village. S’il renonce à l’agriculture, le splendide paysage de terrasses entretenues sera rendu à la nature sauvage. Les marmottes perdront alors leur terrain préféré et se disperseront sous les broussailles. Les touristes pourraient se détourner dans la foulée. Mais, à Prapic, la guerre est finie entre l’agriculteur, le parc et les marmottes. « Dans la vallée, ils ont bien des taupes, nous avons les marmottes, c’est tout », lance Alban. Le jeune homme compte, lui, sur l’existence du parc national pour lui permettre de valoriser son cheptel de 3 000 brebis, en créant un label. Il sait qu’il peut compter sur les agents pour soutenir son projet. Car eux comptent sur lui pour préserver un patrimoine à la fois humain et naturel. Et laisser ainsi les marmottes vivre – et dormir – en paix à Prapic. —