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Cécile Renouard, l’éthique comme religion
jeudi, 22 mars 2012 / Arnaud Gonzague

Courtoise, en bonne religieuse qu’elle est, cette diplômée en philosophie politique n’en est pas moins ferme. Car son credo est clair : le capitalisme doit être réformé pour conduire l’humanité à la justice sociale et au respect de la planète. Un pavé dans l’eau bénite.

Le Ciel dût-il en prendre ombrage, il faut bien le reconnaître : les dignitaires religieux n’ont, en général, pas grand-chose d’intéressant à dire sur l’économie, hormis quelques vagues et généreuses invitations du type : « Ne laissez pas les démunis sur le bord du chemin. » Heureusement, certains, comme Cécile Renouard, 44 ans, parlent pour plusieurs. Le regard azur, le sourire discret et le débit millimétré de cette sœur de l’Assomption dissimulent un engagement qui s’inscrit plus dans la lignée du magnificat – cantique appelant à « renverser les puissants de leurs trônes » et à « élever les humbles » – que dans celle de l’homélie pépère du dimanche matin. Dans Vingt propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion, 2012), la somme qu’elle a cosignée avec le jésuite Gaël Giraud, elle n’envisage rien de moins que de… tout mettre cul par-dessus tête. Par exemple ? Changer les statuts de l’entreprise pour placer son « utilité sociale » avant sa fonction lucrative ; mettre en place une Cour pénale internationale pour les multinationales ; domestiquer la finance ; remplacer les agences de notation par des agences aux critères sociaux et environnementaux ; instaurer un capitalisme « à faible intensité carbone »…

Il y en a 183 pages comme cela, truffées jusqu’à la gueule, non d’indignations courroucées – Dieu nous en garde –, mais d’idées aussi ambitieuses que réalistes. Des idées bâtissant un solide projet de société, une « économie verte, pluraliste et équitable », qui semble bien être celle qui attend l’humanité… si elle souhaite se préserver un semblant d’avenir. Vous n’entendrez pas sœur Renouard se qualifier de communiste, ni d’alter, mais sa conviction est indéracinable : « Si l’on appliquait toutes les réformes que nous préconisons, cela s’appellerait encore le capitalisme, mais ce ne serait plus vraiment le capitalisme. »

Et, quand elle parle de capitalisme, cette disciple de John Stuart Mill, penseur libéral du XIXe siècle, sait de quoi il retourne. Diplômée de la prestigieuse Essec (Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales), cette fille de diplomates née à Paris s’apprêtait à gagner les bataillons du CAC 40 quand elle a entamé en 1990 un pèlerinage à Chartres, qui l’a marquée à jamais. « Après ça, j’ai rejoint une autre multinationale », sourit-elle. Comprendre : celle du Christ.

Les multinationales ne l’impressionnent pas

Sœur Cécile vit en communauté religieuse, dans le XVIe arrondissement de Paris, prie deux heures par jour, mais ne s’est aucunement isolée de la marche du monde. Sa thèse de doctorat en philosophie politique, passée à l’EHESS, l’Ecole des hautes études en sciences sociales, elle l’a consacrée à la notion de développement durable. Mais pas en parcourant les bilans d’entreprise : elle a choisi de se rendre sur le terrain, au Kenya et au Nigeria, pour observer le décalage entre les beaux discours des géants industriels et leurs pratiques. Elle en est revenue « sidérée » par leur désinvolture, voire leur cynisme. « On ne peut pas parler de développement durable avec légèreté. Si les préceptes étaient exécutés, c’est une transformation radicale du système qui aurait lieu. »

Les envolées lyriques et les engagements main sur le cœur ne l’impressionnent pas : qu’on fasse d’abord cracher aux multinationales les impôts qu’elles doivent, qu’on les tienne pour responsables des « crimes économiques » qui sont perpétrés chez leurs sous-traitants, que les politiques aient conscience de la « situation gravissime de la planète » et les choses sérieuses commenceront. Les choses sérieuses ? « Il faut que les principes des coopératives – principes d’utilité sociétale et de qualité des relations sociales – soient ceux qui inspirent toutes les entreprises. »

Autrement dit, il s’agit de construire le capitalisme de demain sur la base du lien social, plutôt que sur l’enrichissement personnel. Circonspection de l’intervieweur. Depuis qu’il existe, le capitalisme n’a-t-il pas, dans 99 % des cas, débouché sur l’idée de s’en mettre plein les poches plutôt que de soulager autrui ? « Si, bien sûr. Les soifs de pouvoir et d’avoir existent. Mais je crois, comme Kant, que la disposition au bien est plus originelle que le penchant au mal. Je refuse de penser que le système se résume à la cupidité générale. »

Prof à l’école des Mines

Pour expliquer le grand n’importe quoi du capitalisme, sœur Renouard souligne ce qu’elle nomme le « syndrome du bon élève » : les meilleurs éléments d’une génération font ce que la société leur assigne de faire. De « bonnes » études, puis de « bonnes » boîtes où ils appliquent les « bonnes » injonctions – réduire les coûts, accroître les profits à n’importe quel prix –, pour décrocher une « bonne situation ». « Mais tout cela ne va pas de soi : il faut éduquer les jeunes à penser à d’autres perspectives que celles de la réussite par l’argent, et nous vivrons autrement. » Un souci pour l’autre « qui touche les choses les plus profondes en nous » et qui redonnerait au travail un sens autrement plus motivant que de « créer de la valeur » pour l’actionnaire. Cette éthique, elle l’enseigne d’ailleurs auprès des futures élites, à l’école des Mines de Paris. Et elle y croit. « Une cinquantaine d’étudiants, soit un tiers de la promotion, ont choisi ce cours alors que rien ne les y oblige. Cela veut dire quelque chose, non ? » —