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Jetez vos euros par la fenêtre !
jeudi, 23 février 2012 / Arnaud Gonzague

Se passer des devises officielles et ne dépenser qu’en monnaies à vocation solidaire et écolo  ? L’idée paraît farfelue, voire utopique. Elle pourrait changer le monde !

Nous sommes en novembre 2009. Les deux anciens Premiers ministres Alain Juppé et Michel Rocard viennent de lancer un « grand emprunt » de 35 milliards pour permettre à la France de financer les « investissements d’avenir » (université, recherche, économie numérique…). Une délégation se présente alors à eux, avec une requête inattendue : « Nous leur avons demandé de convertir cette somme en monnaie complémentaire, se souvient Christophe Cesetti, contrôleur de gestion et membre du collectif Valeureux, défenseur des monnaies alternatives. Il s’agissait de leur démontrer que cet investissement aurait trois ou quatre fois plus d’impact que s’il était effectué en euros. »

« Graine » ou « quenelle »… le nom de la nouvelle monnaie n’aurait pas eu d’importance. Si le duo Juppé-Rocard avait accepté le deal – ce qui n’a pas été le cas, tuons d’emblée le suspense –, le financement d’Etat aurait été porteur d’une philosophie radicalement différente de celle des monnaies « conventionnelles » (euro, dollar…) : une philosophie du partage, du dialogue et de l’humain. Pourquoi ? Parce que les quelque 4 000 ou 5 000 monnaies complémentaires – ou « alternatives » ou « libres » – qui existent sur Terre, comme le chiemgauer allemand, le WIR suisse, l’Ithaca hours américain ou le palmas brésilien n’ont pas été inventées pour le plaisir de concurrencer les banques. « Elles sont d’abord pensées pour instaurer un échange lorsque la monnaie classique ne permet pas de le réaliser », souligne Jérôme Blanc, maître de conférence à Lyon-2 et spécialiste de la question.

Piano, jardinage et jeu de go

Exemple : j’ai un évier qui fuit, mais pas les moyens de faire venir le plombier. Il suffit de m’inscrire dans l’un des 465 SEL (Systèmes d’échange locaux) français et de trouver quelqu’un qui sache le faire. Il sera crédité de 60 unités pour une heure de boulot, que je devrai ensuite à la communauté. Comment les rembourserai-je ? Par une heure de quelque chose qui intéresse quelqu’un : une leçon de piano, un cours de jardinage ou une initiation au jeu de go ! « Là où il n’y avait pas d’échange faute de monnaie conventionnelle, un échange économique et humain a eu lieu », vante Dino Bendiab, ancien cadre d’IBM devenu consultant en monnaies complémentaires.

Pas de place pour Picsou Et cet échange doit échapper aux tares de l’euro, tares « que nous ne voyons pas, alors qu’elles sont comme un éléphant posé sur la table ! », résume Dino Bendiab. Comme elles sont basées sur le temps, les monnaies complémentaires mettent à égalité toutes les compétences : une heure d’informatique vaut une heure de tricot – c’est l’investissement humain qui compte. Ensuite, elles ne peuvent être cumulées. Les systèmes interdisent souvent en effet que leurs membres s’enrichissent ou s’endettent trop, en installant de stricts plafonds et planchers. Et, à l’inverse du magot placé à 4 %, elles ne produisent aucun intérêt quand on les conserve longtemps, bien au contraire : certaines altermonnaies sont « fondantes », « c’est-à-dire qu’elles perdent petit à petit de leur valeur si elles ne sont pas utilisées », explique Jérôme Blanc. Une manière d’insister sur une priorité : l’argent n’existe que pour circuler, donc créer du lien, pas pour être entassé comme les deniers de Picsou. Dernière dimension essentielle, ces monnaies sont souvent « orientées » : leur utilisation stimule un comportement éthique, écologique ou solidaire. Quand l’euro permet aussi bien d’acheter des mitraillettes ou de la prostitution que des bégonias, le sol-violette, qui circule à Toulouse depuis mai dernier, ne peut irriguer que des petits commerces, des échoppes bios, des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), etc.

L’expérience argentine

Peut-on imaginer qu’un jour les sous-sous alternatifs remplacent les conventionnels ? « Ce n’est pas leur vocation, tranche Jérôme Blanc. Tout d’abord parce qu’ils circulent surtout dans des communautés restreintes, garantissant une confiance entre membres. Par exemple, un SEL fonctionne de manière optimale avec 200 ou 300 personnes. » L’expérience du trueque, né en Argentine après une terrible crise à la fin des années 1990, est révélatrice : en 2002, cette monnaie de survie regroupait entre 2 et 6 millions d’utilisateurs. Impossible à contrôler… Résultat, des profiteurs se sont engouffrés dans les failles du système et l’ont déstabilisé.

« Ces monnaies doivent être pensées comme des compléments plus que des alternatives aux monnaies conventionnelles », estime Jérôme Blanc. « Je crois à la biodiversité monétaire », confirme Christophe Cesetti, des Valeureux. D’autant que beaucoup de monnaies restent fortement dépendantes… de l’Etat. La TimeBank, alterbanque britannique présentée par le gouvernement conservateur comme une parade au « tout-Etat », vient ainsi d’annoncer qu’elle risque de mettre la clé sous la porte après la suppression de 600 000 euros de subventions ! —