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Dans l’assiette des précaires
mardi, 14 février 2012 / Alexandra Bogaert

Nourrir sa famille quand on a de faibles revenus. Entre stratégies et angoisse, deux sociologues ont analysé les repas et les courses de précaires, notamment des femmes au foyer.

C’est l’heure de passer à table. Dans une famille de classe moyenne ou supérieure, seront servis entrée, plat et dessert, avec un savant dosage de légumes, de viande ou de poisson, et de fruits. Et même, qui sait, un petit chocolat avec le café. Mais au menu des plus modestes, le choix est nettement plus restreint : souvent un plat unique, lourd et bourratif, à faire bondir l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé, chantre du fameux « cinq fruits et légumes par jour ». Caricatural ? A peine, malheureusement.

Deux jeunes chercheuses, Ana Masullo de l’Inra (institut national de la recherche agronomique) et Anne Dupuy, de l’université de Toulouse II, se sont penchées, dans des travaux distincts, sur les stratégies alimentaires des personnes en situation de précarité. [1] Et parmi les facteurs déterminant la composition du repas prime, sans surprise, le revenu. L’alimentation représente 21% du budget des ménages du premier quartile – le quart de la population aux revenus les plus faibles – contre 14% pour les ménages du quatrième quartile – le quart de la population aux revenus les plus élevés. Mais surtout, la qualité et la diversité des produits consommés par les plus pauvres sont moindres. La plus petite fluctuation des prix des denrées peut même entraîner une modification des aliments achetés, voire un renoncement à l’achat.

A tel point que « faire les courses et nourrir sa famille peut devenir source de stress », explique Ana Masullo, qui a basé son étude « Ce que nourrir signifie en milieu précaire » sur de multiples témoignages de femmes et de mères issues de quartiers dits populaires. « Une femme, surtout si elle ne travaille pas, a pour activité principale l’alimentation. Mais toutes les étapes – les courses, la cuisine, la consommation des repas - sont soumises à sa situation de précarité. Et si elle a des difficultés à nourrir sa famille, c’est son image de bonne mère qui est en échec », souligne la chercheuse.

Discount pour les adultes, supermarché pour les enfants

Admettre que l’on a recours à une épicerie sociale et solidaire, dans laquelle on ne paie qu’une partie des produits achetés, ou que l’on glane les fruits et légumes invendus à la fin des marchés est quasi indicible, car trop humiliant. Ce dont les femmes parlent, c’est plutôt de leur connaissance aiguë des prix pratiqués dans telle ou telle enseigne. Ce qu’Anne Dupuy appelle « leur fierté de savoir-faire des affaires », même si la « logique comptable » permanente, indispensable en raison du peu de marge de manœuvre budgétaire dont elles disposent, est usante.

« L’approvisionnement alimentaire, souvent quotidien, est coûteux en temps et en efforts », renchérit Ana Masullo. Et ce d’autant plus lorsque 30 centimes de différence sur le prix d’une brique de lait incitent à prendre un bus pour se rendre dans un magasin situé plus loin. « Beaucoup de familles font les courses pour les adultes en discount mais vont dans un supermarché pour l’alimentation des enfants, car malgré les difficultés, l’idée est de les épargner autant que possible et de leur faire plaisir », explique encore la chercheuse. Voilà en partie pourquoi, dans les milieux les plus modestes, les aliments consommés ne sont pas les plus diététiques.

Des féculents plutôt que des fruits et légumes

« Pourtant, les précaires sont plutôt bien informés des liens entre alimentation et santé, relève Anne Dupuy. Et ils ont conscience de mal manger, ce qui peut d’ailleurs être générateur d’angoisse et de tension chez les parents. » Mais dans les milieux défavorisés, plus que la contrainte morale (qui pousserait à consommer des aliments sains) c’est bien la contrainte budgétaire qui s’impose. Dans les sacs de courses, davantage de féculents qui tiennent au corps (pâtes, riz) que de fruits et légumes. De la viande aussi, mais à bon prix. Donc plutôt des steak à 20% de matière grasse qu’à 5%...

Et lors des repas, la priorité n’est pas tant au respect des recommandations alimentaires qu’au plaisir – malgré une certaine monotonie des menus – et, dans la mesure du possible, à la satiété. « Le repas, c’est censé être le moment convivial, une sorte de parenthèse dans les privations vécues tout au long de la journée », note Ana Masullo. Un idéal pas toujours au menu. « En réalité, les repas où toute la famille est autour de la table sont rares. Souvent, tous ne mangent pas la même chose, dans les mêmes quantités, de la même qualité. »

En effet, de nombreuses femmes n’hésitent pas à se rationner drastiquement afin de préserver la part des enfants, quitte à ne même pas venir à table avec eux afin de masquer les restrictions auxquelles leur situation budgétaire les contraint. Un sacrifice qui, certes, conforte leur image de bonne mère, mais qui les expose à l’insécurité alimentaire.

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