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Kokopelli, la graine qui ébranle les semenciers
vendredi, 3 février 2012
/ Novethic / Le média expert du développement durable |
Jusqu’ici, il était interdit de commercialiser des semences alternatives, non enregistrées au catalogue officiel. Mais, la Cour de justice européenne est en passe d’invalider l’un des principes de base de la réglementation actuelle.
A quelques mois de la présentation par la Commission européenne d’un projet de réforme de sa réglementation sur les semences, la Cour de justice européenne est en passe d’invalider l’un des principes de base de la réglementation actuelle : l’interdiction de commercialiser des semences non enregistrées au catalogue officiel.
Tout commence en 2005 devant le tribunal de grande instance de Nancy. La société Graines Baumaux (8 millions d’euros de chiffre d’affaires) attaque Kokopelli pour concurrence déloyale. L’association est connue pour distribuer des milliers de semences potagères issues de variétés anciennes, paysannes ou rares afin de faire vivre la biodiversité agricole. Mais faute d’enregistrement de chacune de ces variétés au catalogue officiel des semences potagères - une procédure longue et coûteuse -, la réglementation européenne en interdit la commercialisation.
L’association brave sciemment la loi et en a fait un combat contre l’industrie semencière. Celle-ci est accusée d’avoir organisé ce cadre réglementaire pour limiter le choix des agriculteurs aux semences hybrides, hyper productives et formatées à l’usage de pesticides et herbicides. Lorsque la société Graines Baumaux dépose plainte, Kokopelli est déjà poursuivi par l’Etat français pour non respect de la législation sur l’enregistrement des semences (1).
L’avocate générale de la CJUE, Juliane Kokott, a rendu publiques ses conclusions le 19 janvier dernier en donnant raison à l’association. L’avocate générale conclut en effet à l’invalidité de la disposition qui prévoit « l’interdiction de commercialiser des semences d’une variété dont il n’est pas établi qu’elle est distincte, stable et suffisamment homogène (…) en ce qu’elle viole le principe de proportionnalité, la liberté d’entreprise (…), la libre circulation des marchandises (…) ainsi que le principe d’égalité de traitement ». Les caractéristiques de stabilité (pas d’évolution au fil des réplications), homogénéité de la production et de différenciation d’autres variétés serait en effet incompatible avec les objectifs fixés par l’Union européenne de préserver la biodiversité agricole, afin de lutter contre le changement climatique.
La CJUE devrait suivre les conclusions de Juliane Kokott. L’association Kokopelli crie déjà victoire, tandis que l’Union française des semenciers temporise : « Parmi les quatre directives étudiées, seule une disposition est remise en cause sur une question de formulation, plus que de fond », estime Emmanuel Lesprit, directeur de la réglementation et de l’innovation à l’Union française des semenciers (UFS).
« Que les critères d’enregistrement d’une semence soient jugés disproportionnés est un élément très positif », estime Guy Kastler, membre de la Confédération paysanne et porte-parole du Réseau semences paysannes, qui défend la liberté des agriculteurs de produire et exploiter leurs propres semences, sans avoir à dépendre de l’industrie. « Mais nous sommes beaucoup plus inquiets quand les conclusions s’appuient sur les principes de liberté du commerce et de l’entreprise, car le secteur des biotechnologies demande aussi l’assouplissement des critères d’inscription », avertit Guy Kastler.
Entre liberté des agriculteurs et libéralisation du marché des semences, la nuance est de taille. Le système européen fondé sur une autorisation administrative de commercialisation est critiqué parce qu’il est verrouillé par une industrie semencière très puissante. Pour autant, le modèle américain basé sur le libre commerce et l’exploitation de brevets commerciaux n’a pas plus favorisé cette fameuse biodiversité agricole. La décision de la Cour de justice européenne est donc attendue de tous aujourd’hui, et le sentiment reste globalement mitigé.
(1) Ce procès contribuera à faire connaître le combat de la petite association qui sera condamnée à 17 000 euros d’amende en cassation.
Cet article de Philippe Chibani-Jacquot a initialement été publié le 2 février 2012 sur Novethic, le média expert du développement durable.
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