https://www.terraeco.net/spip.php?article41718
Nucléaire : la Cour des Comptes fait d’une pierre deux coûts
mardi, 31 janvier 2012 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Combien coûte la production nucléaire ? Comment financer les watts de demain ? La Cour des comptes nous donne les réponses. Et soulève d’autres questions.

« Je sais que ce rapport est attendu. » Le léger sourire de Didier Migaud, en prononçant ces premiers mots dans la Grand’Chambre de la Cour des comptes remplie de journalistes, en dit long. Le premier président de la Cour rendait ce mardi 31 janvier un rapport sur le thème le plus polémique de ce début de campagne présidentielle : l’énergie nucléaire.

Et l’ambition était énorme. A la demande du Premier ministre, les sages de la rue Cambon ont tenté de chiffrer les coûts de la filière électronucléaire, une filière cinquantenaire qui fournit 75% de notre électricité et 15% de notre énergie. Car, après des semaines d’étranges discours et de calculs bidons, une clarification s’imposait. Elle est venue.

La facture du nucléaire

Le rapport confirme ce que des fuites dans la presse avaient annoncé il y a quelques jours. La Cour est parvenue à chiffrer le coût de l’installation du parc nucléaire jusqu’à aujourd’hui. La facture s’élève à 188 milliards d’euros, soit 49,5 euros le mégawatt-heure (MWH).

Le rapport tente aussi d’évaluer les coûts à venir de ce parc, notamment pour la gestion des déchets et le démantèlement des centrales (voir au bas de l’article). Bilan : 40 milliards d’euros, au moins. La Cour confirme en effet de nombreuses incertitudes sur ces données, livrées par les exploitants eux-mêmes. En comparant ces coûts avec des exemples étrangers, la Cour juge que ces chiffres sont probablement sous-estimés. « Les risques d’augmentation de ces charges futures sont probables », explique Didier Migaud, qui recommande des expertises indépendantes sur le sujet. En attendant, on sait donc que l’énergie d’aujourd’hui va coûter cher demain, et peut-être même très cher.

Ce que les chiffres ne disent pas

Mais le travail de la Cour des comptes ne s’arrête pas là, et s’intéresse à la production de demain et à ses coûts. « Notre parc nucléaire est vieillissant », alerte ainsi Didier Migaud. Comme le montre notre carte, les réacteurs français ont en moyenne 26 ans.


Afficher L’âge du parc nucléaire français sur une carte plus grande

Or, ces réacteurs ont été conçus pour durer trente ans. Leur durée de vie peut être prolongée jusqu’à quarante ans avec l’aval de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) et à grand coût d’investissements. Mais le constat de la Cour est clair : ces prolongations ne suffiront pas. D’ici 2022, 22 réacteurs sur 58 auront atteint leur quarantième année de fonctionnement. Pour maintenir le niveau de production électrique nucléaire, il faudrait construit 11 EPR d’ici à cette année-là. Un choix impossible au plan financier comme industriel.

« Cela signifie (…) qu’une décision implicite a été prise nous engage déjà : soit faire durer nos centrales au-delà de 40 ans, soit faire évoluer significativement et rapidement le mix énergétique vers d’autres sources d’énergie ou vers un effort accru d’économies d’énergies », note Didier Migaud.

La facture va grimper dans tous les cas

Pour l’instant, aucun investissement massif dans les économies d’énergie ou les énergies renouvelables ne se profile. C’est donc le non-choix, celui de l’allongement de la durée de vie de nos centrales au-delà de 40 ans qui se profile. Cette prolongation ne sera pas gratuite. La Cour estime qu’il faudra débourser d’ici 2025 au moins 55 milliards d’euros pour réaliser les travaux permettant une prolongation sécurisée. Soit 3,7 milliards d’euros par an, environ deux fois plus que ce que nous déboursons aujourd’hui. De quoi faire grimper le coût de production du kilowatt-heure de 10%. Et encore ne prévoit-on pas les milliards d’euros que l’Etat devra investir pour la quatrième génération ni surtout les sommes à débourser en cas d’accident nucléaire, ce pourquoi nous ne sommes quasiment pas assurés indique le rapport. Enfin, ce prolongement ne ferait que repousser à nouveau l’échéance de dix ans.

Michelle Rivasi, porte-parole d’Eva Joly spécialiste du nucléaire, a donc sorti sa calculette pour prouver que ce modèle n’est pas souhaitable. « La Cour des comptes brise publiquement le mythe d’un nucléaire évalué à 30 euros par mégawatt-heure (MWh) il y a quelques années, puis réévalué après publication du rapport Champsaur à 42 euros par MWh. Le coût du nucléaire actuel serait de 50 euros par MWh. Mais étant donné que la Cour des comptes n’a pas inclus le coût de la recherche publique dans ses calculs (38 milliards d’euros), le coût s’élève en fait à 58 euros/MWh. Et encore, cette actualisation des coûts ne comprend ni le prix de l’assurance des centrales, ni celui de Superphénix, ni même celui des anciens réacteurs graphite-gaz. Par ailleurs le coût du MWh sortant de l’EPR est dorénavant estimé entre 75 et 90 euros, ce qui met l’éolien au même niveau de compétitivité économique. »

D’autres scénarios seraient-ils envisageables ? La Cour des comptes ne souhaite pas se prononcer là-dessus, tout simplement parce qu’elle n’y a pas été invitée par le Premier ministre. Le citoyen devra pour l’instant s’en remettre au scénario Négawatt qui, à défaut d’être l’œuvre d’une juridiction de la République, a le mérite du sérieux.


Une facture à 227 milliards d’euros... au moins

La Cour des comptes a donc estimé avec précision combien la construction du parc nucléaire a coûté depuis 1950. A savoir 96 milliards d’euros pour la construction des 58 réacteurs, auxquels s’ajoutent l’ensemble des investissements pour l’enrichissement et le retraitement du combustible, les dépenses de recherche ou encore le projet Superphénix. Au total, le parc actuel a coûté 188 milliards d’euros (en euros de 2010).

Mais les coûts ne s’arrêtent pas là. « La particularité du nucléaire est qu’une partie importante des coûts est reportée dans l’avenir, avec un chiffrage par nature incertain », a rappelé Didier Migaud. Or personne jusque-là n’avait chiffré combien coûtera le service après-vente du nucléaire. La Cour a tenté de faire un devis, en soulignant les incertitudes :

- Première incertitude visée : le coût du démantèlement des centrales. La Cour donne une estimation de 18,4 milliards d’euros, selon les indications d’EDF. Mais « la Cour n’est pas en mesure de valider ce montant », précise immédiatement Dider Migaud. Mais, en recoupant ces chiffres avec des comparaisons internationales, la Cour juge qu’EDF se situe « dans la fourchette basse ».

- Des questions demeurent également sur la gestion des déchets : la Cour des comptes ajoute la somme de 14,8 milliards d’euros pour la gestion des combustibles usés, que les exploitants espèrent pouvoir retraiter à l’avenir. Autre coût important : les déchets ultimes, qu’il faudra enfouir en grande profondeur, dont la facture est estimée à 28,4 milliards. Mais, là encore, le coût du projet d’enfouissement pourrait lourdement augmenter si l’on ne parvient pas à recycler certains combustibles usés, dont le Mox.

- Reste également à chiffrer le coût des travaux à réaliser pour mettre le parc français aux normes qui s’imposent après l’accident de Fukushima. L’ASN a donné un devis de 10 milliards d’euros, dont 5 sont déjà intégrés dans les coûts de prolongation de la durée de vie des centrales. Soit un reste à charge de 5 milliards d’euros.

L’ensemble des investissements passés et futurs s’élèvent donc à 227 milliards d’euros. Pour l’instant.

A lire aussi sur Terraeco.net : Notre dossier pour ne pas se faire enfler sur l’atome.