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« 15 millions de Français sont en train d’imploser  »
jeudi, 26 janvier 2012 / Thibaut Schepman /

Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir.

Ancien médiateur de la République et ex-ministre UMP, Jean-Paul Delevoye avait rendu des rapports alarmants sur la société française en 2010 et 2011.

Jean-Paul Delevoye est président du Conseil économique, social et environnemental. Il vient de publier Reprenons-nous ! (Tallandier, 2012).

Vous évoquiez dans vos rapports une France « en burn-out » et « proche de l’implosion ». Quel est votre diagnostic aujourd’hui ?

La société française a basculé dans une situation de stress, d’anxiété et d’usure psychique. Il y a aujourd’hui deux France. L’une qui gagne, qui est insérée dans le monde, dans laquelle on trouve créativité et innovation. Et l’autre, où se côtoient des Français qui se sentent exclus à cause d’un système administratif qui les place en situation d’échec au lieu de les en sortir. Aujourd’hui, la crise densifie cette inquiétude. Il y a près de 15 millions de personnes pour qui les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près. Ces Français sont en train d’imploser, et pour eux, il est de plus en plus difficile d’accepter les ruptures de vie, ou même les difficultés du quotidien.

Le Revenu de solidarité active (RSA) est le principal outil de lutte contre la pauvreté mis en place en France depuis 2007. Est-il efficace ?

Nous avions estimé à l’époque que, pour des gens qui peuvent sortir de la précarité grâce à 50 ou 100 euros supplémentaires, le RSA pouvait être une belle réponse. Aujourd’hui, le bilan est mitigé mais je ne l’ai pas fait précisément.

Dans votre nouvel ouvrage, Reprenons-nous !, on lit votre crainte que les « amortisseurs sociaux étouffent notre capacité d’inventer notre avenir ». N’est-ce pas contradictoire, alors que jamais autant de Français ne se sont sentis à ce point en danger ?

Il ne s’agit pas de condamner les amortisseurs sociaux. La question, c’est comment mettre en place un accompagnement social qui ne fasse pas reculer les prises d’initiative. Car parfois le système pousse à rester dans une situation d’aide, sans incitation à en sortir. Soyons attentifs aux initiatives privées et caritatives, comme celles du mouvement ATD Quart Monde ou de l’économie solidaire, qui consistent à ne pas quémander l’assistanat mais à préserver la dignité humaine.

Concrètement, quelles réformes peuvent être mises en place ?

Il faut miser sur l’accompagnement individuel et trouver des solutions imaginatives, moins normatives. Je pense aux communautés Emmaüs, qui offrent des logements en échange de travaux de réparation. On peut également chercher du côté des excédents alimentaires détruits – à cause de leur date de péremption – pour nourrir les personnes en grande précarité. On peut aussi revoir les normes pour loger, même de façon précaire, les plus démunis. Je pense que devant l’échec de notre traitement de la précarité, il faut admettre ce genre de règles dérogatoires pour éviter les ruptures. Enfin, il est indispensable de compter sur l’aide internationale. On ne peut pas continuer à avoir des peuples de plus en plus précarisés et d’autres de plus en plus aisés, sans que cela ne crée des tensions. Les frais d’armements et l’aide au développement devront d’ailleurs faire l’objet de nouveaux arbitrages.

Et pourtant, votre famille politique ferme de plus en plus les frontières françaises…

Pas seulement en France ! Les gouvernements sont tentés par l’exploitation politique d’émotions collectives. Ils réagissent à la pression des opinions populaires qui ont peur du lendemain, ce qui engendre un rejet de l’autre. On voit donc se développer un racisme d’assiette, car les pays riches veulent préserver leur confort, malgré la pauvreté qui frappe à leur porte. A mon sens, une prise de conscience mondiale est nécessaire pour plus de partage, d’autonomie et d’intégration en faveur des pauvres. En Europe, aucun pays n’arrive à aborder de façon sereine cette question essentielle : le continent a besoin de 50 millions d’étrangers pour équilibrer sa population active d’ici à 2050. Ces débats devront de toute façon avoir lieu.

Dans la conclusion de votre essai, vous expliquez craindre un « passage à l’acte », une « réaction suicidaire ». Que voulez-vous dire exactement ?

Nous devons être attentifs aux leçons que nous donne l’Histoire. A chaque fois que l’on a eu l’impression d’un écart se creusant entre l’élite et le peuple, le sentiment d’une augmentation des inégalités, et des citoyens qui ne se sont pas reconnus ou pas représentés, le populisme et l’extrémisme ont fait leur apparition.

C’est dans ce contexte qu’arrive l’élection présidentielle. Quels conseils donneriez-vous à celui ou à celle qui sera élu(e) ?

Je n’ai pas vraiment de conseils à donner. Seulement, si l’on n’offre pas d’espérance collective, si l’on dirige en ne faisant que suivre les peurs ou les humilitations, alors on ouvre la porte au pire. Même si la période est difficile, si la crise est lourde, il faut réfléchir à des voies nouvelles de vivre-ensemble.

Vous suggérez donc des solutions de long terme, pour cette situation dont vous dénoncez l’urgence…

Il y a toujours des arbitrages entre l’urgence et la vision à moyen terme. Mais l’important est de créer des dynamiques.