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A Saint-Etienne, avec la France qui bascule
jeudi, 26 janvier 2012
/ Thibaut Schepman / Non, nous n’avons pas à « sauver la planète ». Elle s’en sort très bien toute seule. C’est nous qui avons besoin d’elle pour nous en sortir. |
La crise n’en finit plus. Pour rencontrer des Français qui en payent le prix, « Terra eco » s’est rendu dans la préfecture de la Loire. La ville cumule trente ans de désindustrialisation et une lourde dette. Ici, les maux sont bien particuliers… mais aussi si communs.
Une bijouterie du centre-ville qui rachète toujours plus d’or à des clients rattrapés par la crise. Le gérant d’un supermarché excentré qui voit le montant moyen des chariots diminuer. En ce début d’année, à Saint-Etienne, dans la Loire, comme partout en France, les signes de précarité se multiplient. « La pauvreté n’est pas plus grande dans notre agglomération que dans les autres. » Au huitième étage de « Saint-Etienne Métropole », un immeuble jaune qui fait face à la gare et domine la ville, le sénateur-maire (PS) Maurice Vincent défend sa cité.
Cet économiste dirige la ville la plus endettée de France : 2 158 euros par habitant, une créance largement héritée de son prédécesseur. Il a débuté son mandat en gonflant les impôts de 9,5% en trois ans. Pourtant, juge-t-il, les dettes locales ne sont rien « en comparaison de l’ampleur de la dette du pays ». Si la précarité l’inquiète, il assure qu’il s’agit d’un phénomène national. « Les crises et la reconversion, les Stéphanois les connaissent bien. Ils les ont traversées, notamment grâce à notre modèle social. Mais chacun sent bien que les changements qui s’annoncent sont d’une autre nature et d’une autre ampleur. »
Selon lui, « toute une partie de la population est angoissée. Elle se demande si ce filet va pouvoir être financé, si l’âge d’or n’est pas terminé ».
Combien sont-ils, en France, à pouvoir basculer ? Le géographe Christophe Guilluy (2) a étudié cette « insécurité sociale ». En recoupant l’ensemble des indicateurs de fragilité (pauvreté, emploi à temps partiel, chômage, revenus…), il estime que 60% de la population est menacée. Une « classe populaire », majoritaire, qui vit loin de là où se crée la richesse, dans des espaces périurbains, ruraux et industriels. Cette nouvelle géographie sociale a un prix, explique le chercheur : « Travailler à 20 km de chez soi coûte en transport 250 euros par mois, soit près d’un quart du Smic. »
Les classes moyennes ont-elles disparu ? A Saint-Etienne, elles sont parties. La ville a perdu 50 000 habitants en quarante ans, près de 20% de sa population. Restent « deux marchés immobiliers », remarquent les spécialistes, l’un pour les classes supérieures et l’autre pour les logements à bas prix. Plus d’« entre-deux ». Des vies qui basculent, les associations stéphanoises en voient de plus en plus. Le Secours populaire a aidé 3 244 foyers chaque mois en 2011. C’est 24% de plus qu’en 2009. La Banque alimentaire a, elle, récolté et distribué 1 500 tonnes de nourriture invendue. Deux fois plus qu’il y a dix ans. Même en augmentant les volumes, ces structures manquent. Au Secours populaire, « on fractionne, parfois on donne moins. Et on n’a plus le temps d’aider les personnes à s’orienter, on gère l’urgence ». Tous décrivent les mêmes nouveaux visages de la précarité : femmes seules, jeunes, seniors… mais aussi des gens qui travaillent ou ont une maison.
Le constat de Jean-Luc Denis, son directeur, est alarmant : « En quarante ans, je n’ai jamais connu une rentrée aussi dure. Financièrement, les situations sont très difficiles, mais surtout la déprime est partout. » Ici non plus, les accidents de la vie ne pardonnent pas. Marie-Reine, 68 ans, a tout perdu lorsque son mari l’a quittée, en 2004. Ses trente-huit années de travail, aux champs ou comme commerçante, ne financent pas sa retraite puisque « tout a été déclaré au nom de (s)on ex-mari ». Elle ne reçoit que 220 euros de retraite par mois, et 180 euros en louant un logement hérité de sa mère. Elle attend une décision du tribunal pour toucher une indemnité compensatoire. « Heureusement, j’ai un toit. Pour le reste, je compte tout. Je me chauffe au poêle à bois, je cultive des légumes et je viens souvent au centre, surtout pour les activités gratuites. »
Jean-Luc lève les yeux vers les tours HLM qui surplombent le centre. Des immeubles faits de petits studios, occupés par beaucoup d’hommes seuls. Isolés, peu fréquentent le centre. « Chez eux, l’exclusion se radicalise. Cette colère, ils l’ont dans la peau, en boutons ou en crises d’asthme. Ils sont de plus en plus nombreux à utiliser tout ce qui peut les foutre en l’air, de l’alcool aux médicaments en passant par toutes les drogues que l’on trouve facilement ici. » Cette inquiétude face aux personnes en révolte, refusant parfois même d’être aidées, est partagée par de nombreux travailleurs sociaux et bénévoles. Ils seraient de plus en plus nombreux.
Jean-Loup Lemire, directeur du Pact-Loire, parle de 20% des ménages suivis par sa structure d’urgence qui seraient « en conflit, en rejet ou allergiques aux travailleurs sociaux ». Il assure que ce chiffre n’était que de 10 % il y a cinq ou six ans. Il cite l’exemple de ces gens qui vivent dans des « logements sordides » et qui refusent un relogement pour exprimer « une rancœur contre les institutions ».
« C’est une précarité sur laquelle nous n’avons pas de prise », reconnaît-il. L’association stéphanoise ASL, en sus de son action d’agence immobilière à vocation sociale, tente de recevoir ces invisibles. Elle a ouvert un accueil pour « ceux qui sont hébergés chez des proches, ceux qui sont salariés mais vivent dans leur voiture, ceux qui ne sont pas dans les fichiers », explique Gilles Portes, le directeur. Le but ? Les aider à retrouver le chemin de l’aide, en intégrant notamment le fichier des demandeurs prioritaires de logement de la Loire. Mais Gilles Portes s’inquiète d’un « profond découragement » chez ceux qui sont « toujours plus infantilisés et toujours moins aidés ». Il constate des troubles psychiques grandissants, directement liés, selon lui, à la précarité.
« La réponse sociale ne suffit plus, on travaille désormais en liaison avec une structure psychiatrique locale. » D’autres « invisibles » se cachent pour ne pas être chassés. Ce sont les sans-papiers, les réfugiés et ceux à qui la France a ordonné de partir. Pour eux, le collectif stéphanois « Pour que personne ne dorme à la rue » réquisitionne des immeubles vides. Georges Gunther, l’un de ses militants, fait office de guide à la Perrotière, un immeuble dans le quartier populaire de Terrenoire. Il faut verrouiller la porte après être entré, au cas où la police interviendrait. Le réseau, qui reloge une vingtaine de familles, compte 700 personnes à la rue dans la ville. « Une honte alors que des centaines de logements sont vides ! », s’exclame le militant.
(1) Allocation de solidarité spécifique, réservée à certains chômeurs en fin de droit.
(2) « Fractures françaises » (Bourin éditions, 2010).
(3) Elle a demandé à rester anonyme.
(4) Ils consacrent plus de 10% de leurs revenus à l’énergie (Chiffres Insee 2011, enquête nationale logement 2006).
Bibliographie
Fractures françaises, de Christophe Guilluy (Bourin Editeur, 2010).
Le Descenseur social, de Philippe Guibert et Alain Mergier (Plon, 2006)
La France invisible, de Jade Lindgaard Stéphane Beaud et Joseph Confavreux (La Découverte, 2006)
Reprenons-nous ! de Jean-Paul Delevoye (Tallandier, 2012)
Hosni de Maximilien Le Roy (La Boîte à Bulles, 2009)
Louise Wimmer, de Cyril Mennegun (Actuellement en salles)
Le site de l’Institut national de la statistique et des études économiques
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