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L’homme qui tombe à peak
jeudi, 26 janvier 2012 / Matthieu Auzanneau /

Chargé de la prospective et du lobbying au Shift Project, think tank de la transition carbone, et blogueur invité du Monde

Une nouvelle d’anticipation de Matthieu Auzanneau autour du pic pétrolier, illustrée par François Supiot. (2/4)

Camille se glisse en silence dans la yourte, ignorant son père endormi. Elle vient s’asseoir au bureau-établi qui entoure le grand mât de la tente. Dehors, à l’extrémité du mât, les pales d’une éolienne font entendre leur gémissement paisible. Camille se penche sur le cours qu’elle doit donner le lendemain aux adolescents des environs. Elle a été chargée de les préparer à devenir sociétaires de la communauté locale de transition post-carbone. Créée un quart de siècle plus tôt par ceux que son père traitait encore alors de « Khmers verts » – à l’époque où les premiers signes du déclin du pétrole commençaient à devenir évidents –, la communauté autogérée de Cadarache rassemble désormais presque toute la population du coin, maintenant que les institutions de feu l’Etat-providence sont à peu près toutes parties en quenouille. Camille lit :

« Histoire des Dures Années Introduction I - La société d’opulence, l’Empire romain et l’énergie solaire

C’est l’anthropologue américain Joseph Tainter qui fut le premier à montrer le lien entre la chute de l’Empire romain et celle de notre ancienne société d’opulence, dans le livre que tout le monde connaît aujourd’hui : Effondrement des sociétés complexes (publié en anglais en 1988, traduction Terra eco Editions, 2014). Au temps des Romains, la seule énergie disponible était celle du soleil. Lorsque les Romains envahissaient de nouvelles terres, ce qu’ils faisaient en fait, c’était piller des surplus d’énergie solaire, transformés et accumulés au fil des siècles sous forme de métaux précieux, d’œuvres d’art et de personnes.

Mais lorsque l’Empire se retrouva à court de conquêtes, Rome dut compter, non plus sur le pillage de vastes quantités d’énergie solaire longtemps accumulées par d’autres, mais sur la seule l’énergie, bien plus modeste, offerte année après année par le soleil aux terres de ses provinces. Dès lors, incapables de réfréner leur avidité et leur ubris (1), les Romains firent la seule chose rationnelle à faire en pareille situation : ils se mirent à tricher. Durant les siècles de décadence, Rome ne cessa de déprécier la valeur de sa monnaie, réduisant lentement mais sûrement les quantités d’argent et d’or contenues dans ses pièces. Cela condamna l’Empire à sa perte.

La même chose est en train d’arriver à la société d’opulence qui est née du pétrole, il y a un peu plus d’un siècle. Les empires occidentaux modernes ont agi de la même façon que les Romains, accaparant les réserves fantastiques d’énergie solaire transformées et stockées sous forme de pétrole un peu partout dans le monde : d’abord les Anglais en Perse et en Irak, puis les Américains en Arabie saoudite notamment, les Français, enfin, en Afrique. Lorsque ces réserves commencèrent à faire sérieusement défaut, quelques années après le pic pétrolier de 2006, la dette des pays riches, déjà énorme, explosa dans des proportions fatales. La valeur de leurs monnaies s’effondra, infiniment plus vite que celle du denarius romain. Puis… »

Camille interrompt sa lecture et soupire. « Ils ne vont rien comprendre. Pour l’avidité et l’ubris, ça ira, on leur inculque dès la maternelle le mépris de ces p… de calamités. Le pic pétrolier, ils en descendent tous les jours. Mais comment des mômes qui ne connaissent que nos monnaies locales, et qui ignorent ce que voulait dire le chômage de masse dans des sociétés riches, pourraient comprendre que les gens ont laissé les Etats créer de l’argent à partir de rien et s’endetter à mort ? Quand le pétrole s’est mis à manquer et que des pays ont fait faillite pour de bon, ça a été moche, ça, les gosses le savent. Si seulement “ Google Images ” marchait encore, je pourrais leur faire voir des photos des émeutes d’Athènes et de Londres en 2011, et leur raconter comment tout ça a commencé. Mais là, comment leur expliquer l’absurde ? » Lasse, Camille renverse la tête en arrière. Où peut bien être Max à cette heure-ci ?

(1) L’« ubris » est le nom que les Grecs donnaient à la démesure.

Retrouvez le troisième épisode de cette nouvelle exclusive le mois prochain… et le premier ici.