https://www.terraeco.net/spip.php?article40633
|
A Sevran, on reprend pied avec les Jardins de Cocagne
jeudi, 29 décembre 2011
/ Angela Bolis / Journaliste |
Dans cette ville de Seine-Saint-Denis, une vingtaine de salariés en réinsertion cultivent, récoltent et vendent des légumes bio. L’idée : retrouver le chemin de l’emploi grâce au travail de la terre.
Vu du ciel, cela doit ressembler à un îlot vert dans un océan grisâtre. Un champ qui a – miracle – échappé à l’urbanisation dévorante du 93 (Seine-Saint-Denis). A Sevran, blotti entre les zones urbaines sensibles des Beaudottes et du Pont-Blanc, ce Jardin de Cocagne a, à première vue, un air saugrenu. On y accède en passant par des cités de toutes formes – rectilignes, arrondies, cubiques – puis par un vaste parking. Là, il y a de la terre et des serres embuées, des graines et des plantes soigneusement alignées. « Avant, c’était un terrain vague qui servait de décharge… », se souvient Lamri Guenouche, qui préside ce jardin associatif. Désormais, s’étend une exploitation biologique dont la vocation n’est pas tant l’agriculture que l’insertion par l’activité économique. Le travail de la terre n’est qu’un support, visant à soutenir les salariés dans leur marche vers l’emploi et la reconstruction personnelle.
« Les personnes que nous accueillons ont très peu de qualifications, et sont souvent d’origine étrangère. Elles cumulent de nombreux freins à l’emploi », résume Lamri Guenouche. Ces « freins », ce sont, selon le classement du réseau Cocagne, le faible niveau de formation, le manque de mobilité, l’addiction, mais aussi la souffrance psychique, la maladie, l’isolement social, l’analphabétisme, le logement, le surendettement, des problèmes de justice et enfin le handicap. Tous ces obstacles se retrouvent ici, et souvent s’entremêlent chez une même personne. « Chaque salarié en insertion est une pelote de problèmes compliqués qu’on considère dans son ensemble », affirme Jean-Guy Henckel, fondateur des Jardins de Cocagne (lire l’encadré au-bas de l’article). Au Jardin de Sevran, ces problèmes sont bien présents. Mais le temps du travail au champ, ils se font quelque peu oublier.
En cette matinée, Sultane Odaci, Hanane Esshaymi et Abdel-Ghani Zouaoui s’attèlent à la composition des paniers de légumes. Les salariés vendent directement leur production à une cinquantaine d’habitants du coin, adhérents de l’association. Un mode de fonctionnement proche de celui des Amap (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), qui ont émergé une dizaine d’années après le premier Jardin de Cocagne, ouvert en 1991. Pour 9 ou 15 euros, les paniers contiennent des carottes, des pommes de terre, des navets, des épinards, des endives, de la mâche, des échalotes et du coulis de tomate maison. Sultane note les noms des destinataires sur les sacs bien garnis.
Déracinée, la jeune femme renoue avec sa Turquie d’origine grâce au travail de la terre : là-bas, elle cultivait aussi des fruits et légumes, mais plutôt des melons et des pastèques. Quant à Hanane, elle lave des carottes et range le surplus dans la chambre froide, consciencieusement. « Après de longues années de chômage, je ne savais plus comment aller vers l’employeur. Ici, on ne fait pas que bosser, c’est plus global : je réapprends comment marche le monde du travail », analyse la jeune femme.
Près de 40 % des salariés en insertion trouvent un emploi après leur passage au Jardin de Cocagne. Un quart, à l’inverse, abandonne avant la fin du contrat de six mois. Mais la réussite ne réside pas forcément dans les statistiques. « Si on les a aidés à trouver un logement, à faire des démarches administratives ou à arrêter l’alcool, c’est déjà un grand pas en avant », souligne Lamri Guenouche. Rares sont les salariés qui se découvrent, à Cocagne, une vocation agricole. Rares, aussi, sont les emplois maraîchers en Ile-de-France. Mais pour Lamri, le maraîchage développe des compétences qui comptent dans d’autres secteurs : « Ils portent des caisses lourdes, donc peuvent faire de la manutention ; ils trient des légumes, donc peuvent travailler dans les grandes surfaces ; ceux qui ont le permis livrent des paniers et peuvent prétendre à un poste de chauffeur-livreur… »
Dans la moiteur d’une serre, des semis germent. Dans une autre, les jeunes pousses d’épinards et de radis ont été repiquées. Astha Diaby, une jeune femme d’origine guinéenne, nettoie la terre autour des plantules, tandis que sa collègue arrose. Bientôt, il faudra surveiller la croissance, prendre garde aux maladies, puis récolter le fruit de son travail, et enfin le vendre (ou le manger !). Le salarié n’est plus le maillon anonyme d’une société, il participe à la chaîne de production alimentaire dans son ensemble.
Dans toutes les bouches, c’est ce processus lent, complet, créatif qui permet de se structurer et de se sentir valorisé. Agnès Fortier, éco-anthropologue à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), parle de « la valeur thérapeutique des travaux horticoles ». La chercheuse, qui a mené une enquête de terrain dans les jardins d’insertion (1), relève le rôle du labeur de la terre, qui « implique de se plier aux exigences de la nature et suppose un travail soutenu, faisant appel à un certain courage ». De quoi casser l’image des « sans-emplois feignants ». Elle ajoute : « Produire des légumes directement consommables à partir d’une simple graine plantée en terre revêt une dimension spectaculaire, presque magique. Ce sentiment aide les jardiniers à reprendre confiance, tout en leur permettant d’acquérir des repères spatiaux et temporels grâce aux cycles de la nature. »
Et au-delà de la terre, c’est le quartier dans lequel s’insère le Jardin qui est revivifié. C’est ce qui ressort d’une étude de Xavier Guiomar, géographe à l’Inra (2) : « Les jardins d’insertion interviennent dans le travail de restructuration de la personne, mais ils participent aussi à la restructuration urbaine [en favorisant] l’humanisation des grands ensembles et le changement de la mauvaise image d’un quartier. »
A Sevran, depuis sa création, en 1997, le Jardin de Cocagne s’est peu à peu intégré dans le tissu social. Tout d’abord en apportant de l’emploi, mais aussi grâce à son jardin partagé où des habitants font pousser des légumes, et à son jardin pédagogique où les enfants des écoles primaires viennent planter, cueillir et observer la nature. Il a su, ainsi, se faire accepter et respecter. Jean-Guy Henckel n’en est pas peu fier : « On a montré qu’un Jardin de Cocagne pouvait parfaitement s’intégrer dans des quartiers urbains en rébellion. Quatre émeutes plus tard, tous les équipements du coin ont été détruits, mais le Jardin fleurit toujours. »
(1) Les vertus du jardin d’insertion. L’invention d’une nouvelle forme de travail (Revue « Communications » n° 74, 2003) (2) Les utilisations sociales de l’agriculture aux marges de la ville : les jardins d’insertion en Ile-de-France. A télécharger ici
Le site des Jardins de Cocagne
Le rapport sur les Jardins en 2010
Dans un pays de Cocagne, entretien avec Jean-Guy Henckel, (Rue de l’Echiquier, 2009)