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Les agriculteurs taxés s’ils ressèment leur récolte
mercredi, 30 novembre 2011 / Alice Bomboy /

Une enfance en pleine nature jurassienne, des études de biologie et de géologie, l’envie de transmettre cette passion pour le monde vivant, et le monde tout court, et un goût sans limite pour les nouvelles contrées. Alice est journaliste scientifique.

Contre le droit de ressemer une partie de leur propre récolte dans leurs champs, les paysans devront désormais reverser une taxe aux producteurs de semences.

Plus qu’un sillon, un fossé : c’est ce qui a été ouvert entre les agriculteurs et les semenciers français lundi 28 novembre, lorsque les députés de l’Assemblée Nationale ont voté en faveur d’une proposition de loi imposant le paiement d’une taxe aux agriculteurs en échange de l’autorisation de ressemer une partie de leur récolte. « Loi liberticide » d’après les agriculteurs, « salvatrice » selon les semenciers : autant dire que les blés, sojas et autres épis de maïs n’ont pas fini de frémir sous les coups de colère que ne manquera pas de générer le dossier dans les mois à venir.

Une tirelire pour frais d’innovation

Question semences, la France est un géant : avec ses 74 entreprises de sélection et ses 241 sociétés produisant les semences, elle est tout simplement le deuxième marché mondial en la matière. Chiffre d’affaires annuel : 2,4 milliards d’euros. « Le secteur se porte très bien, les semenciers français vendent partout dans le monde », confirme-t-on au service de presse de l’Union française des semenciers (UFS).

Le hic ? Les semenciers, dont l’innovation, via la mise au point de nouvelles variétés, est au cœur du métier, n’ont plus envie de mettre la main à la poche seuls pour assumer cette tâche. « Les semenciers innovent pour les agriculteurs, pas pour eux mêmes ! », lâche-t-on à l’UFS. « Ce travail est très technique et long : il faut parfois plus de dix ans pour mettre au point une nouvelle variété. A la clé, les agriculteurs peuvent cultiver des variétés aux caractéristiques bien spécifiques, comme un blé dédié à la panification ou bien à la biscuiterie, etc. » Coût de ces efforts de recherche et développement : 13% du chiffres d’affaires, soit quelque 300 millions d’euros, d’après le site de l’UFS.

Pour soutenir cette recherche, et gérer la propriété intellectuelle des nouvelles variétés ainsi créées, une convention, baptisée UPOV (Union pour la protection des obtentions végétales), a été révisée en 1991 et ratifiée par 21 Etats membres de l’UE. Les deux points principaux du Certificat d’obtention végétale (COV) qu’elle instaure ? Il autorise un semencier à utiliser librement les droits apposés sur une variété créée par un autre semencier pour en mettre au point une nouvelle. Mais il empêche par contre les agriculteurs de ressemer une partie de leur propre récolte - ce qu’on appelle les semences de ferme -, au prétexte que l’achat de nouvelles semences auprès des entreprises semencières est essentiel pour soutenir les efforts de recherche. Cette convention n’a jamais vraiment été traduite dans le droit français et les agriculteurs continuaient jusqu’alors d’utiliser des semences de ferme, profitant d’un relatif vide juridique.

Un droit à ressemer chèrement payé

Avec la loi approuvée à l’Assemblée, les règles du jeu basculent en faveur des semenciers. « La majorité des semences sont désormais clairement interdites. Pour 21 d’entre elles, de céréales et d’espèces fourragères surtout, les semences de ferme sont par contre autorisées, mais les agriculteurs devront désormais payer une taxe à l’industrie semencière », explique Guy Kastler, chargé de la question à la Confédération Paysanne.

A la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), on n’y voit pas de mal. « La proposition de loi légalise l’utilisation des semences de ferme » et la rémunération des semenciers en contrepartie est juste, « la création variétale [étant] longue et coûteuse », affirme son président, Xavier Beulin, sur le site de la Fédération. Et à l’UFS, on se réjouit forcément. « Cela fait vingt ans que nous attendions ce texte qui protégera la recherche française. La tuer, c’est laisser la place à d’autres intervenants », indique-t-on.

La Confédération Paysanne ne l’entend pas de cette oreille. « Les agriculteurs paient déjà la recherche quand ils achètent des semences ! », explique Guy Kastler. Quant aux modalités de versement de cette taxe, elles restent à décider. Mais « la mauvaise » expérience du blé tendre laisse un goût amer. Cette espèce est en effet soumise au même type de mécanisme que celui proposé par la loi depuis 2001 : tout agriculteur qui livre sa récolte de blé tendre à un organisme collecteur doit verser une contribution, qui porte le doux nom de contribution volontaire obligatoire, de 5 centimes d’euros par quintal de blé. « La taxe est prélevée chez tout le monde, que ce soit auprès des agriculteurs qui font leurs propres semences... ou de ceux qui ont acheté des semences certifiées (faites par des semenciers, ndlr) ! Pour que ces derniers ne soient pas pénalisés, une somme est reversée aux marchands de semences, afin qu’ils baissent leurs prix. Mais ça ne se passe bien évidemment pas comme ça… », poursuit le porte-parole de la Confédération. Autre point d’inquiétude : c’est le président de l’interprofession qui doit mener les discussions sur les modalités d’application de cette loi, autrement dit... le patron de l’Union française des semenciers ! « Dans le cas du blé tendre, il a demandé à multiplier la taxe par 3, la faisant passer de 3,5 euros par hectare à 10 euros », commente Guy Kastler.

Une main-mise sur la souveraineté agricole ?

Plus qu’une bataille entre deux secteurs, le dossier soulève des questions plus sociétales. Les semenciers affirment que leur travail permet de préserver la biodiversité. Un argument balayé de la main par Guy Kastler : « Quand on détient une propriété intellectuelle sur une semence, on a intérêt à ce que celle-ci, et seulement celle-ci, se vende beaucoup, donc on ne crée pas de diversité. Ce qui n’est pas le cas de l’agriculteur qui lui, quand il ressème ses semences de ferme, donne progressivement naissance à une nouvelle diversité dans son champ », assure Guy Kastler. A la clé, des variétés plus adaptées aux caractéristiques propres à chaque terrain, loin des clones généralistes proposés par les semenciers, et qui permettent donc de moins utiliser d’intrants chimiques.

La question de l’accaparement des principales semences agricoles s’invite forcément elle aussi à la table, une poignée d’entreprises gagnant progressivement toujours plus de poids sur la gestion de l’avenir agricole et de la sécurité alimentaire mondiales. A titre d’exemple, les géants Monsanto, Syngenta et Dupont, qui viennent « d’inventer » le brevet sur les plantes obtenues par simple sélection naturelle, détiennent à elles trois pas moins de la moitié du marché semencier.

Pour les agriculteurs en colère contre ce que beaucoup considèrent comme un nouveau cadeau fait à l’industrie semencière, le salut viendra peut-être de la prochaine présidentielle. « La période électorale va nous permettre de faire pression sur les candidats pour qu’ils s’engagent à abroger cette loi », espère Guy Kastler.