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Vers un choc pétrolier permanent ?
jeudi, 3 juillet 2008 / Toad , / Matthieu Auzanneau /

Chargé de la prospective et du lobbying au Shift Project, think tank de la transition carbone, et blogueur invité du Monde

Le baril n’avait jamais atteint de tels sommets, même lors des deux chocs des années 1970. Spéculation et explosion de la demande asiatique n’expliquent pas tout. La production montre des signes de fatigue.

Quelle mouche a donc piqué les négociants d’or noir ? L’escalade des prix du pétrole – qui a franchi plusieurs fois la barre des 130 dollars le baril au cours des dernières semaines – conduit l’économie mondiale en terrain inconnu, au-delà des records établis lors des chocs pétroliers des années 1970.

Le marché du pétrole est-il devenu « fou », comme le clame le secrétaire général de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) ? « Non, répond Moncef Kaabi, spécialiste des matières premières à la banque Natexis, il existe certes une spéculation sans précédent avec des acheteurs toujours plus nombreux. Mais s’ils achètent, c’est qu’ils pensent avoir d’excellentes raisons de le faire. Ils voient que les extractions de pétrole ont de plus en plus de mal à répondre à une demande globale qui ne ralentit pas, malgré la hausse des prix. »

Depuis 2002, la demande mondiale de pétrole, tirée par les croissances vertigineuses de la Chine et de l’Inde, augmente beaucoup plus vite que l’offre. Selon British Petroleum, l’offre pétrolière mondiale s’établit à 81,6 millions de barils par jour (mb/j) pour une demande supérieure de 2 mb/j, à 83,6 mb/j.

Or mettre sur le marché de nouvelles capacités de production prend du temps, une décennie au moins, tandis que les besoins, eux, sont immédiats. Nathalie Alazard, directrice des études à l’Institut français du pétrole (IFP), précise : « Dans les années 1990, personne n’avait anticipé une hausse aussi brutale de la demande asiatique, les pétroliers ont été pris à contre-pied. »

Des champs au Brésil, au Canada et en Arctique

Mais le problème pourrait s’avérer bien plus complexe qu’un simple défaut d’investissement : il serait géologique, et non juste économique. Pour le pétrogéologue Sadad al-Husseini, ex-numéro 2 de la compagnie pétrolière saoudienne Saudi Aramco, (de loin la plus importante au monde), « l’escalade des prix depuis six ans démontre que les extractions de pétrole sont fondamentalement limitées ».

D’après l’ancien responsable de production de l’Aramco, les nouveaux gisements découverts ne pourront à eux seuls compenser le déclin rapide des principaux champs de la planète exploités depuis le milieu du siècle dernier. A commencer par ceux d’Arabie Saoudite. Le docteur al-Husseini, considéré comme la voix « off » de l’Aramco, juge que la production pétrolière a déjà atteint ses limites. Selon lui, elle ne progressera plus. Si l’homme est dans le vrai, l’espèce humaine se trouve à l’aube d’un choc pétrolier permanent et irréversible.

Dans une telle hypothèse, le prix atteint aujourd’hui l’essence à la pompe pourrait n’être qu’un plaisant souvenir dans les années futures. De nombreux analystes de référence, notamment chez Natexis et chez Goldman Sachs, s’attendent en effet à voir le baril bientôt dépasser le palier des 200 dollars. Car, selon Moncef Kaabi, «  il est maintenant certain que nous allons de plus en plus manquer de pétrole ».

Voilà un quart de siècle que l’humanité produit chaque année plus d’or noir qu’elle n’en découvre. Les nouveaux champs mis en production sont toujours plus rares, plus petits et plus difficiles à exploiter. Les schistes bitumeux canadiens, les futurs champs offshore du Brésil ou les ressources d’hydrocarbures encore inexploitées de l’Arctique représentent des réserves très substantielles. « Mais, compte tenu des énormes difficultés techniques pour les exploiter, ce sont des pétroles que l’on ne peut extraire vite et à grande échelle : ils n’auront qu’un rôle marginal pour répondre à la stagnation ou au déclin des pétroles conventionnels », tranche Fatih Birol, directeur scientifique de l’Agence internationale de l’énergie (AIE).

Tout le monde n’est pas aussi pessimiste. Les directions d’Exxon et British Petroleum estiment, sereines, que la production pourra encore longtemps répondre à la demande. Mais même chez les marchands occidentaux d’« huile de pierre » (petra oleum), ce discours rassurant n’est plus unanime. Christophe de Margerie, patron de Total, rejoint quasiment l’analyse du docteur al-Husseini, en répétant que les extractions ne dépasseront jamais 100 mb/j.

Pourquoi de telles divergences d’analyse  ? Les données sur les réserves pétrolières sont opaques : le paramètre clé de l’avenir de l’économie mondiale est un secret industriel. Les rumeurs les plus troublantes courent sur l’exagération supposée des réserves de l’Opep et des compagnies occidentales. «  Cette incertitude n’est pas nouvelle, note Nathalie Alazard, à l’IFP. La nouveauté, c’est que le marché paraît donner raison aux pessimistes qui agitent le spectre du “ peak oil ”. »

Des majors qui deviennent minors

« Peak oil »… Le mot est lâché : il s’agit de l’instant historique à partir duquel les extractions mondiales amorceront leur déclin, faute de réserves suffisantes encore disponibles sous terre. Largement éludée il y a encore un an, la question du pic mondial des extractions divise désormais les médias économiques (lire page 50). Il faut dire que l’imminence du « peak oil » – pas avant 2030, selon Washington ; dès maintenant selon des dizaines de pétrogéologues de premier plan – met en jeu la stabilité de l’économie mondiale.

Pour Fatih Birol, de l’AIE, seul l’Irak en crise peut encore apporter sur le marché une quantité significative d’or noir supplémentaire. « Sans le pétrole irakien, le marché du brut va dans le mur avant 2015 », met en garde l’économiste turc. « Toute augmentation substantielle de la production ne peut plus désormais venir que des pays de l’Opep, qui concentrent les trois-quarts des réserves », précise cet ancien cadre scientifique du cartel pétrolier.

Fatih Birol conclut : « Les majors occidentales ont de plus en plus de mal à acquérir des réserves nouvelles, elles risquent de se transformer en minors et elles le savent très bien. » Si elle en est une, la guerre d’Irak a des chances de ne pas être la dernière guerre du pétrole.

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Le « peak oil » divise la presse

Il y a encore un an, aucun journal de référence ne daignait apporter foi aux noirs scénarios de l’association pour l’étude du « peak oil » (Aspo), dont les pétrogéologues annoncent un déclin imminent des extractions. Le Wall Street Journal, le Financial Times et The Economist continuent à privilégier les voix optimistes issues des grandes compagnies.

Mais le New York Times vient de rejoindre les rangs des pessimistes. Tout en évitant prudemment d’employer l’expression « peak oil », le quotidien de Manhattan titrait le 28 avril : « Derrière les prix records, des indices troublants sur la production. » Et le 22 mai : « De nouvelles craintes sur la production pétrolière à long terme tirent les prix vers le haut. »

Sous le titre « Plateau », l’éditorial du 3 mai du Houston Chronicle, la gazette des pétroliers américains, affirmait que la production hors Opep avait atteint son maximum. Qui croire ?

- Statistiques énergétiques 2007 par British Petroleum (cliquer sur Press, puis Reports)

- L’Agence internationale de l’énergie (AIE)

- L’Association pour l’étude des pics de production de pétrole et de gaz naturel (Aspo)


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