De plus en plus d’entreprises choisissent, non pas de vendre des biens,
mais de les louer. On appelle cela l’« économie de la fonctionnalité ».
Une nouvelle épatante pour la planète ?
Aïe ! La photocopieuse du troisième étage est
encore en panne. L’homo bureauticus commence
à y être habitué : il attrape son téléphone
et compose le numéro de la hotline
de Xerox. Promis, promis, un technicien va passer
dans la journée pour remettre la bête sur pied. Mine
de rien, c’est une petite révolution qui se joue là.
Il y a quinze ans, l’activité de Xerox consistait surtout
à vendre des photocopieurs. Aujourd’hui, il les
loue et en assure la maintenance. Cette révolution a
un nom – pas follement glamour : économie de la
fonctionnalité. C’est-à-dire ? « Ce n’est plus un bien
que l’on vend, mais sa fonction », explique Dominique
Bourg, philosophe et directeur de l’Institut des
politiques territoriales et de l’environnement humain.
Finalement, Xerox reste propriétaire de son
photocopieur, mais il met son usage en leasing, en
échange de mensualités.
Entre Velib’ et imprimante
Economiquement, c’est une bonne affaire pour
le géant de la photocopie.
« A l’origine, ce système
a été pensé pour faire des économies et donc, offrir
des tarifs concurrentiels. Il nous permet en outre
de fidéliser notre clientèle », reconnaît Christian
Bourgeais, responsable qualité des services et environnement
de Xerox. Plus facile, en effet, de rester
dans le giron d’une société quand celle-ci vous
suit depuis longtemps. Mieux encore : ces dernières
années, le recyclage et la réutilisation des composants
ont fait réaliser à Xerox plus de 2 milliards
de dollars (1,3 milliard d’euros) d’économie de
matières premières. Pas mal pour une entreprise
qui en pèse 16.
Selon son inventeur, le Suisse Walter Stahel, l’économie
de la fonctionnalité a pour objectif de « créer
une valeur d’usage la plus élevée possible, pendant
le plus longtemps possible en consommant le moins
de ressources possible ». Autant dire un rêve écolo !
L’exemple de Xerox est frappant : rien qu’en France
l’an dernier, sur 3 millions de kilos de machines
collectés, seuls 18 % ont été envoyés à la décharge
ou incinérés. Le reste a été réutilisé ou recyclé. Et
dans son rapport annuel 2007, l’entreprise se vante
d’avoir récupéré dans le monde plus de 900 000 tonnes
de matériel usagé pour en fabriquer du neuf. Ce
qui a permis d’épargner plus de 50 000 tonnes de
déchets électroniques.
700 réparateurs de pneus
Aujourd’hui, des dizaines de grosses sociétés – dans
la chimie (Dow Chemicals), l’énergie (Eastern
Energy), l’auto (Mobility) ou le médical (Philips) –
se sont converties à la fonctionnalité.
« Le Velib’ à
Paris, c’est aussi de la fonctionnalité ! », rappelle
Dominique Bourg. Parmi les pionniers, on trouve
Michelin, qui gère le parc pneumatique de quelques grosses flottes de poids lourds (270 000 véhicules
dans le monde). Au total, 700 personnes
entretiennent les pneus et les remplacent si besoin.
Cercle vertueux, là encore : quand un vendeur classique
a tout intérêt à balancer le vieux pneu pour
en faire racheter un neuf, le loueur Michelin gagne
à les réparer pour les redonner au client. Un pneu
rechapé et recreusé plusieurs fois augmente ainsi de
deux fois et demie sa durée de vie – presque sans
utilisation de matière première supplémentaire.
Des économies pour Michelin, mais aussi pour le
transporteur, la note de recreusage/rechapage étant
bien moins salée que celle du remplacement.
Kiloutou à la mode soviétique
La mouche fonctionnalité va-t-elle continuer à
piquer l’économie ? Inéluctablement, selon Dominique
Bourg : « Le XXe siècle a connu deux mouvements
: la baisse du coût des matières premières et
la hausse des salaires. Le XXIe amorce le mouvement
exactement inverse. C’est l’explosion du coût des biens
dans un contexte de stagnation salariale. » Donc, le recyclage
et la location seront bientôt indispensables à
ceux qui voudront continuer de consommer malgré
la flambée des prix. CQFD ! Mais le modèle est encore
fragile sur le plan économique. Imaginons que les
cyclistes parisiens maltraitent les Velib’ précisément
parce que ce n’est pas leur vélo : l’entreprise qui les
loue serait vite acculée à la ruine.
« Il faut prendre
garde de ne pas tomber dans le panneau de la fonctionnalité,
avertit Fabrice Flipo, maître de conférence en
philosophie à l’Institut national des télécommunications
d’Evry. Elle peut avoir quelques résultats positifs,
mais ils sont marginaux. Et ceux-ci ne s’appliquent
pas à tous les domaines de l’économie » (entretien cidessous).
En effet, bien que récente, la fonctionnalité
connaît déjà quelques flops.
Plus profondément, dans notre société de consommation,
acheter n’est pas seulement posséder. C’est
aussi s’offrir une identité sociale et culturelle.
C’est mon bien à moi, qui n’appartient à personne
d’autre… A quoi ressemblerait un monde transformé
en Kiloutou géant ? « Si nous ne faisons rien
pour l’anticiper, probablement à l’Union soviétique
en 1950 ! », reconnaît Dominique Bourg, qui craint
tout de même une uniformisation des modes de
distribution. Gare, donc, à ne pas faire rimer location
et frustration. —
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