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Kazakhstan : une légion étrangère de travailleurs
jeudi, 28 février 2008 / Mathilde Goanec

Astana, la nouvelle capitale du pays attire des centaines de milliers de Kirghizes, d’Ouzbeks ou de Tadjiks, en quête de travail. Une main-d’oeuvre corvéable à merci qui réalise le rêve du président Nazarbaïev.

Bazar d’Och, au Kirghizistan. Le marché est immense et grouille de monde. Au milieu des fruits et des légumes, dans l’odeur âcre des carcasses de viande, un homme, muni d’un porte-voix, propose aux Kirghizes désoeuvrés d’aller faire fortune au Kazakhstan, l’immense pays voisin. Et si vous êtes partant, l’affaire est rondement menée : pas de contrat de travail, pas de paperasse. De vieux autobus sont mis à disposition, à quelques mètres de là, pour embarquer les volontaires.

Ils sont plusieurs centaines de milliers, Kirghizes, Ouzbeks ou Tadjiks, à ainsi tenter régulièrement l’aventure kazakhe. Car, depuis la chute de l’URSS en 1991, l’écart s’est creusé entre la République ex-soviétique du nord et ses voisines. Alors que le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan sont rongés par un chômage endémique, le Kazakhstan, lui, manque de main-d’oeuvre. Le nouveau « léopard des neiges » d’Asie centrale détient des ressources pétrolières gigantesques et encore largement sous exploitées, ainsi qu’un fort potentiel agricole.

« Ils partent au Kazakhstan car la mentalité et la langue y sont les mêmes, explique Aigul Riskulova, directrice de l’agence gouvernementale chargée des migrations au Kirghizistan. Et puis surtout, il n’y a pas besoin de visa pour franchir la frontière. »

Palais présidentiel fastueux

Pourtant, à la descente du bus, les désillusions sont grandes. Au Kazakhstan, une bonne partie des immigrés centrasiatiques travaillent dans le secteur de la construction. En 1995, Nazarbaïev, le président kazakh, a en effet décidé, en toute simplicité, de créer une nouvelle capitale, Astana, au nord du pays. Une ville entière a donc dû sortir de terre, sur les fondations de l’ancienne bourgade de Tsélinograd. Palais présidentiel fastueux, ministères à l’architecture futuriste, centres commerciaux luxueux, Astana est une gigantesque ville-chantier à l’occidentale, aux rues bordées d’interminables palissades.

Et gare aux importuns, chaque chantier est gardé par des ouvriers qui jouent le rôle de matons à l’occasion. Pour rencontrer les travailleurs immigrés, il faut s’échapper en périphérie de la ville. Ceux qui passent leur journée de travail sur les échafaudages vertigineux des gratte-ciel de la future Astana s’entassent, le soir venu, dans les maisonnettes des vieux quartiers de Tsélinograd (lire page suivante). Là, point de verre, de métal ou d’avenues asphaltées.

De la boue, des baraques de guingois et une misère à mille lieues de l’atmosphère policée du centreville. Il est 18 heures, les hommes reviennent des chantiers, souvent une bière à la main. C’est une petite Asie centrale qui s’est recréée là, au milieu des palissades en bois déglinguées. Mourat est ouzbek. Il a débarqué il y a deux ans. « Ma famille vit près de Tachkent, explique-t-il. Mais il n’y a pas de travail là-bas, beaucoup de jeunes viennent donc travailler ici. » Pas de plainte dans ses paroles : « Je loue une chambre avec six autres personnes. ça va, on a des meubles et un frigo. Ici, je peux gagner 500 dollars par mois, ça suffit pour me loger, manger et envoyer de l’argent à ma famille. »

Les appartements qu’il construit ne sont pas pour lui. Trop chers. « Tout ça, c’est pour les citoyens du Kazakhstan. Ils gagnent au minimum deux fois notre salaire », estime le jeune immigré. Une discrimination salariale confirmée par Farit Galimov, sénatrice et présidente de l’Union des syndicats kazakhs : « Que voulez-vous ? Les entreprises sont libres et, souvent, il y a effectivement de grosses différences de salaires entre locaux et étrangers. »

Arrivé ici « sans rêve », Mourat estime que « ça pourrait être pire ». Il assure avoir des papiers en règle et un permis de travail. Pourtant, nombreux sont ceux qui travaillent dans la plus totale irrégularité et les cas de travail forcé ne sont pas rares : « Bien sûr que ça existe, même s’il y a un vrai déni de la part du gouvernement, analyse Yekaterina Badikova, du bureau local de l’Organisation internationale des migrations (OIM). Tous ces gens débarquent sans idée précise de ce qui les attend et des lois qui régissent leur statut d’immigrant. Ils sont extrêmement vulnérables. » Les méthodes employées par les chefs d’entreprise peu scrupuleux sont classiques. « Des groupes d’Ouzbeks, par exemple, arrivent sur des chantiers et commencent à travailler, souvent très dur. Hébergés sur leur lieu de travail, ils sont mal nourris et le patron garde, bien souvent, leur passeport. Quand ils menacent de partir, on leur répond : “ Où iras-tu sans papiers ? ” Ils sont coincés », raconte la responsable de l’OIM.

« Arroser » douane, police, commerçants

Construction, agriculture, commerce : les trois secteurs en plein boom de l’économie kazakhe sont aussi ceux qui ont un besoin vital de travailleurs immigrés et où l’on viole allègrement les droits des travailleurs. Direction Almaty, l’ancienne capitale, qui est restée le poumon économique et culturel du pays. A quelques kilomètres du centre-ville, on trouve l’immense marché à ciel ouvert de Bakhalarolka, l’un des carrefours commerçants d’Asie centrale. Là encore, c’est dans les bas-fonds du bazar que s’embauchent les illégaux. Près des conteneurs pleins de marchandises, Oulan, un Kirghize d’une quarantaine d’années, boit avec ses copains. « Je vis et travaille ici depuis sept ans. Et je fais des allersretours une fois toutes les deux semaines pour aller voir ma famille à Bichkek. » Douane, contrôles, papiers officiels…

A toutes ces questions, une seule réponse : « On résout tous ces problèmes avec de l’argent. Moi, on commence à me connaître, je n’ai pas de soucis. Mais les copains, ils doivent arroser tout le monde : les douaniers, la police, les gens du bazar… » Pas mécontent de son sort, Oulan admet pourtant que pour « 20 % qui réussissent, 80 % survivent à peine ». Zamira est de ceux-là. Balayeuse dans le bazar, la vieille femme a renoncé à sa retraite pour venir travailler au Kazakhstan et faire vivre mari et enfants, restés en Ouzbékistan. « Je suis ici avec mes deux aînés. Ils sont pousseurs de chariots. L’administration du bazar a nos passeports, et nous donne 20 000 tenge (120 euros) tous les mois. La police me laisse tranquille parce que je suis âgée, mais pour mes enfants, c’est plus dur. » Comme tant d’autres, Zamira alimente un autre commerce, très lucratif celui-ci : « Je vis dans les grandes maisons près du marché, ça me coûte un quart de mon salaire. Dans chacune, on s’entasse à 50 ou 60, et nous vivons à 7 dans une pièce. Bien sûr, ça crée des tensions… »

Besoin de 20 millions de travailleurs

Mauvaises conditions de travail, salaires misérables, logements surpeuplés et souvent insalubres… Etre travailleur immigré au Kazakhstan n’a rien d’un Eldorado. Pourtant, le pays et sa croissance annoncée continuent d’attirer tel un aimant. Pavel Szalus travaille lui aussi pour l’OIM : « Si le développement du pays se poursuit à ce rythme, le Kazakhstan aura besoin de 20 millions de travailleurs, alors que sa population globale actuelle est de 15 millions, en comptant les inactifs. Donc le Kazakhstan a et aura besoin de main-d’oeuvre. Celle-ci viendra forcément de l’étranger. » Sans compter les retombées économiques pour les pays d’où sont originaires les migrants. Le Tadjikistan, par exemple, reçoit chaque année de ses citoyens travaillant au Kazakhstan et en Russie une somme bien supérieure à son budget national. Pas question donc pour ces gouvernements de se priver de la manne, quitte à fermer les yeux sur les abus dont sont victimes leurs compatriotes. —

Expulsions à la chaîne

Astana est née de l’imagination du président Noursoultan Nazarbaïev, au pouvoir depuis près de vingt ans. La construction de la capitale est à l’image du développement économique du pays : on bâtit vite et mal, sans se soucier d’urbanisme et de conséquences sociales. Ainsi, sur les bords de la rivière Ichim, les vieilles isbas de l’ancienne ville de Tsélinograd, petits bijoux historiques, sont rasées pour construire du flambant neuf. Mais en plein centre, coincées entre trois chantiers et un lotissement d’une trentaine de résidences diplomatiques, quatre maisonnettes résistent.

Dans ce quartier, de grands groupes de BTP ont expulsé un à un les habitants pour y ériger trois immenses résidences de standing. A côté du va-et-vient incessant des grues, Natalia, son mari et son frère ont refusé pendant des mois de partir, exigeant d’honnêtes compensations. De guerre lasse, ils viennent de céder. « Je vivais ici depuis quarante ans, explique Natalia. On nous a proposé une compensation de misère, à peine de quoi acheter un appartement d’une seule pièce à Astana. » Finalement, faute de mieux et après un recours devant la justice, les Andreïev vont partir s’acheter une petite maison en Russie. Natalia est amère : « Même si je suis russe, je n’ai pas l’impression de rentrer dans mon pays. Ma patrie, c’est ici. Mais il ne reste plus rien de la vieille ville et presque tous nos amis sont partis. Qu’est-ce qui nous retient ici ? Rien. »


FICHE D’IDENTITE Population : environ 16 millions d’habitants. Superficie : 2 717 300 km2. Capitale : Astana (Almaty reste la première ville du pays). Monnaie : le tenge. Langues officielles : kazakh et russe (les Russes constituent toujours la principale minorité du pays). Religion majoritaire : islam. Principaux secteurs d’activités : hydrocarbures et agriculture (le gisement de Kashagan, dans la mer Caspienne, est considéré comme le plus prometteur depuis les années 1960, avec un potentiel de 13 milliards de barils de réserves de brut exploitables). Produit intérieur brut : 40 millions de dollars, soit 27,5 millions euros. Classement de l’Indice du développement humain : 73e pays sur 177.


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