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Coiffeurs sans frontières
mercredi, 7 mars 2007 / Audrey Levy

Pour allonger la chevelure d’une occidentale, il faut couper celle d’une Indienne. C’est l’incroyable histoire de la route du cheveu.

Fraîchement sortie d’un grand salon de coiffure parisien, Léa arbore sa nouvelle crinière d’amazone : "L’envie de me faire poser des extensions m’est venue en Thaïlande où dans les rues de Bangkok, des touristes se paraient de superbes chevelures contre quelques euros." Ce que la jeune aventurière ignore, c’est qu’avant de s’accrocher sur les têtes des fashion victims occidentales, ces ajouts de cheveux naturels sont l’objet d’un juteux commerce, depuis l’Inde jusqu’en Occident.

Direction le sud de l’Inde précisément. Coiffées de longues nattes, des Indiennes se rendent par milliers au temple Tirumala Tirupati pour offrir leur chevelure au seigneur Venkateshwara, dieu de la richesse. Après avoir purifié leurs cheveux dans les eaux du fleuve, seule condition pour pouvoir pénétrer l’enceinte du temple, la tête courbée, recroquevillées sur elles-mêmes, les femmes prient en silence pendant que leurs cheveux somptueux tombent à terre. Pas un regret. Chaque coup de ciseaux est marqué par la répétition lancinante d’un vœu qu’elles souhaitent voir exaucé.

D’autres femmes tendent leur nuque offrant leur chevelure afin de remercier le dieu d’avoir permis un mariage heureux ou la naissance d’un enfant. Venues par villages entiers et vêtues pour l’occasion de leur plus beau sari, elles font la queue des heures durant avant d’être tondues par l’un des 700 coiffeurs du temple. C’est le point de départ d’un étonnant commerce. Car ces coiffeurs collectent individuellement une tonne de cheveux par jour ! La "marchandise" fait ensuite l’objet d’enchères. Organisées tous les trois mois, elles mettent en concurrence tous les acheteurs du pays. Hormis le temple de Tirupati, qui constitue le nœud économique de la filière indienne, plus de 5 000 petits centres religieux se sont eux aussi mis au commerce du cheveu.

Car au-delà des croyances, ce commerce s’avère plutôt lucratif. Le prix des tignasses peut atteindre au cours des enchères jusqu’à 150 euros le kilo. De quoi rapporter 25 millions d’euros chaque année au seul temple de Tirupati, alors que le marché est estimé à 80 millions d’euros dans l’ensemble de l’Inde. Cette manne financière a suscité le développement d’une économie parallèle. Des rabatteurs sillonnent ainsi le pays pour tenter de récupérer dans les villages, emmêlés dans les brosses des paysannes, des cheveux qui, mis bout à bout, constitueront leur revenu.

2 000 euros le kilo

Mayoor Balsara, jeune trentenaire indien élevé à Londres, est l’un des plus gros acheteurs de la région du temple de Tirupati. Il vient régulièrement s’approvisionner lors des enchères. Et fait charger la marchandise à bord de camions qui prennent la destination de Bangalore, à cinq heures de route. C’est là que se trouve son usine. Sur le site, des centaines d’ouvrières indiennes désinfectent, lavent, peignent et trient par couleur les cheveux, avant de les répartir minutieusement selon leur taille. Elles perçoivent un revenu mensuel de 120 euros, quand le salaire moyen plafonne à... 60 roupies (1,11 euro) en milieu rural. Les cheveux courts ou de moindre qualité prennent la route de la Chine pour y connaître une seconde vie de perruques ou de tifs de poupées.

Les cheveux haut de gamme mettent le cap sur l’Italie pour y être revendus 400 euros le kilo. David Thomas Gold est le pédégé du plus gros distributeur occidental. Anglaise, la société a pour nom Great Lengths. Créée en 1991, cette multinationale affiche un chiffre d’affaires de 50 millions euros. Elle importe d’Inde jusqu’à 60 tonnes de cheveux et concentre ainsi 90 % des achats mondiaux. Un système basé sur l’exploitation de populations en voie de développement ? "Pas le moins du monde, se défend énergiquement Marc-Olivier Narbel, responsable de la filiale France. Pour ces femmes, se couper les cheveux, c’est montrer sa dévotion au dieu. C’est une offrande. Elles ne pourraient pas vendre leur chevelure, car ce don constitue un acte de foi. Quant à Great Lengths, poursuit-il, elle ne fait que récupérer des cheveux qui sont jetés."

Après cette récupération, qui s’effectue au prix fort et fait parfois l’objet de foires d’empoigne, les cheveux débarquent dans les usines de Nepi, (Italie près de Rome), propriété de Great Lengths. Les belles chevelures indiennes suivent alors un minutieux processus de transformation. Elles sont dépigmentées dans des bains successifs, teintes en une soixantaine de couleurs et même ondulées ou frisées. Après trois semaines de traitement, les ajouts sont prêts à se fixer mèche à mèche sur les cheveux.

Reste toutefois une dernière étape. Pour proposer ces extensions à leurs clientes, les salons de coiffure, soumis à un contrat d’exclusivité avec Great Lengths doivent sortir leur carnet de chèques. Et le prix est à tomber par terre : 2 euros la mèche, soit 2 000 euros le kilo. Chez l’enseigne Jacques Dessange, par exemple, une simple mèche fixée à froid avec un point de kératine sur cheveu naturel est facturée 6 euros. "Pour des extensions qui donnent du volume et de la longueur, il faut compter 900 euros, mais la pose tient au moins six mois. En fait, ce n’est pas si cher, on a calculé que cela revenait au prix d’un paquet de cigarettes par jour. Il suffit d’économiser ! », justifie Véronique Abrial, directrice du service communication de la chaîne Dessange.

Crinière de lionne

Car le concept est à la mode. Des podiums aux tournages de film, de Monica Bellucci et Ophélie Winter, à Sara Forestier ou Laura Smet, les personnalités du show business sont toutes devenues adeptes de la crinière de lionne. Cet engouement n’effraie pas le leader mondial. Bien loin devant ses concurrents, Great Lenghts dit "se différencier par la qualité de ses produits. Nous n’utilisons pas les cheveux chinois, trop épais, ni les cheveux provenant des pays de l’Est, de mauvaise qualité, souvent récupérés dans des brosses. Nous préférons le haut de gamme : les cheveux indiens, soyeux et naturels, préservés de la pollution et des colorations", explique Florence Picaud, directrice marketing. Bémol : cette denrée risque un jour de manquer. « Nous cherchons à élaborer de nouvelles formules avec l’aide des biotechnologies pour mettre au point des cheveux artificiels », confie-t-elle. De quoi déculpabiliser Léa. Désormais accro, elle pourra à jamais exaucer ce rêve de petite fille gâtée.

Légende photos : Dans les ateliers Great Lenghts à Nepi, les cheveux suivent un processus réglé comme une horloge. Première étape : la dépigmentation, suivie d’un tri réalisé selon la taille. Les cheveux sont ensuite teintés, répartis par couleur et noués afin d’éviter de se mélanger. Les employés peignent enfin délicatement chaque mèche.

Le site de Great Lenghts


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