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Manger maigre peut rapporter gros !
jeudi, 23 novembre 2006 / Capucine Cousin , / Roxane Arleo , / Sandra Serrepuy

En France, 20 millions de personnes en surpoids et 6 millions d’obèses se lamentent devant leur balance. L’industrie agroalimentaire s’en lèche les babines. Car dans les replis généreux de ses concitoyens, elle a trouvé une mine d’or. Son nom  ? Le marché du "manger sain". Enquête au pays du marketing alimentaire.

Le 13 septembre 2006, La Jolla, Californie, aux Etats-Unis. Richard Lerner et Ralph Alvarez s’avancent à la tribune. Le premier est le président du Scripps Research Institute. Le second, le pédégé de McDonald’s. Les deux hommes affichent un grand sourire et s’apprêtent à frapper fort. Dans quelques secondes, le géant du fast food va remettre un chèque de deux millions de dollars au Scripps Research Institute afin de contribuer au financement de la recherche contre... le diabète et l’obésité. "Cette initiative, c’est aussi drôle que quelqu’un qui fait le tri des déchets alors qu’il roule en 4 X 4, ironise Serge Guégan, conseiller en intelligence stratégique et marketing agroalimentaire. C’est se donner bonne conscience. Mais c’est aussi une façon intelligente de communiquer."

En agissant de la sorte, Ralph Alvarez répond au documentaire Super Size Me. Sorti sur les écrans en 2004, ce film signé Morgan Spurlock accusait la chaîne de hamburgers de contribuer à l’obésité de plus de 16 % d’enfants et d’adolescents aux Etats-Unis (La bataille des hamburgers). Depuis, la multinationale présente dans 121 pays et 30 000 points de vente soigne son image. Et elle n’est pas la seule. Aujourd’hui, un industriel de l’agroalimentaire n’a pas d’autre choix que de "tenir un argumentaire articulé autour des problématiques de santé publique", explique un salarié d’Unilever. Plus qu’une tendance, les "allégations santé" autour des produits alimentaires sont devenues légion. Les spots publicitaires qui envahissent les écrans de télévision en témoignent : céréales, produits laitiers et autres boissons rivalisent pour façonner des individus respirant la santé. Et les consommateurs adhèrent. Ils se montrent de plus en plus friands de produits auto-proclamés "sains", de yaourts allégés, de boissons dites "light".

Une étude TNS Secodip réalisée en 2004 révélait que les produits allégés représentaient 12 % des dépenses alimentaires des Français et jusqu’à 36 % chez les consommateurs les plus "accros". Selon Serge Guégan, "tout le monde parle aujourd’hui d’obésité et de “manger sain". Les industries agro-alimentaires (IAA) surfent sur cette tendance. La nutrition, la santé constituent un moyen de doper le secteur." Cette activité pèse lourd : 139,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires l’année passée, ce qui constitue le premier pan de l’économie française devant le secteur automobile. Seule l’industrie agroalimentaire des Etats-Unis devance celle de la France. Paradoxe : ce sont ces mêmes industriels, férus de produits allégés, qui abreuvent par ailleurs le marché des aliments hypercaloriques.

Tous, de Nestlé à McDonald’s en passant par Danone, tentent de croquer le consommateur par les deux bouts. La recette : segmenter la clientèle. Ainsi, le groupe Nestlé produit d’un côté les céréales diététiques Fitness et de l’autre les bonnes vieilles barres chocolatées KitKat. De la même manière, on trouve aussi bien dans le panier de la multinationale Unilever les marques de glace Ben & Jerry’s ou Carte d’Or et les substituts de repas Slim Fast. Pas le choix. La prévalence de l’obésité augmente. Les épidémies de type ESB (encéphalopathie spongiforme bovine ou "vache folle") sont passées par là.

Obésité mon amour

Les organismes génétiquement mo­­di­fiés inquiètent les con­sommateurs, qui exigent d’être informés sur le contenu de leur assiette. Chez Unilever, on confie que le "manger sain" figure désormais en tête de gondole dans les réflexions de toutes les marques alimentaires du groupe. Par ailleurs, les menaces de procès planent au dessus de la tête des géants du secteur. Plus question de passer outre : la notion de produits sains s’est "convertie en règle d’or". En matière de stratégie santé, la palme revient sans doute à Danone qui, peu à peu, a fait du "manger sain" son cœur de métier. Le positionnement stratégique du groupe est entièrement tourné dans ce sens. En 2005, Danone a d’ailleurs adopté une "charte alimentation nutrition santé", s’engageant par exemple à "ne communiquer sur des bénéfices nutritionnels ou de santé que s’ils reposent sur une argumentation scientifique étayée". Pas de publicité mensongère, en somme. Selon le pédégé, Franck Riboud, "le positionnement santé de Danone nécessite que [le groupe soit] irréprochable sur la qualité des produits mais également dans la communication vers les consommateurs. [Son] ambition est de promouvoir des produits mais aussi des modes de vie sains."

Haro sur les classes moyennes

Car c’est juré, Danone veut prendre ses marques comme professionnel de la nutrition. Vitapole, son centre de recherche en implanté à Palaiseau, en région parisienne, et riche d’un budget annuel de 130 millions d’euros, s’est entouré de nutritionnistes et de chercheurs, débauchés notamment à l’Institut Pasteur. Un effort pour s’orienter vers la recherche clinique sur la nutrition, d’autant plus rare que « ses marges de bénéfices sont plus réduites que pour le secteur de l’industrie pharmaceutique », rappelle Jean-Michel Lecerf, responsable du service nutrition à l’Institut Pasteur de Lille. Objectif de l’industrie alimentaire : sortir elle aussi ses blockbusters - des produits de très grande consommation - , quitte à y accoler des allégations de santé parfois exagérées, sur le modèle d’Actimel ou de Danacol.

Même son de cloche au sein du groupe Nestlé. Simone Prigent, responsable du département nutrition chez Nestlé France, indique que la préoccupation de la multinationale ne se limite pas à l’obésité. Il s’agit plutôt de "la nutrition au sens large". Selon le discours officiel de Nestlé, tous les produits du groupe ont été évalués et leurs qualités nutritives améliorées depuis le milieu des années 1990. Paral­lè­lement, poursuit Simone Prigent, "le groupe a développé l’information nutritionnelle sur tous les emballages (...) On progresse vers plus d’informations pour le consommateur." Cette stratégie semble porter ses fruits. Le chiffre d’affaires de Danone a progressé de plus de 6 % entre 2004 et 2005, pour atteindre 13 milliards d’euros.

Les industriels, en se positionnant sur le créneau de la santé, ont tout l’air d’avoir opéré des choix bien malins. Mais cet investissement en matière de santé publique n’est-il après tout qu’affaire d’opportunisme  ? Simone Prigent s’en défend : "dans la mesure où l’on ne se contente pas de répondre à une mode par de la communication. On travaille profondément à la qualité des produits que l’on vend." Ce que concède Serge Guégan pour qui « les industriels sont vraiment impliqués sur ces questions », même s’il réserve son jugement pour des entreprises telles que McDonald’s ou Coca-Cola. Par ailleurs, indique-t-il, avec des populations vieillissantes et une espérance de vie qui ne cesse de croître, « cette donne ‘‘nutrition santé’’ ne fera que se développer ». Mais pour l’heure, les nouveaux produits qui déferlent chaque jour dans les rayons, "sont destinés aux classes moyennes, presque aisées, de la population. C’est la cible chouchoutée".

"Chers petits enfants..."

Plus précisément, les industriels de l’agroalimentaire visent prioritairement les jeunes adultes célibataires urbains, ainsi que les enfants et les adolescents. Les jeunes adultes, parce qu’ils viennent de quitter le giron familial, deviennent décisionnaires de leur alimentation et sont, de fait, plus réceptifs aux discours des géants de l’agroalimentaire et aux nouveaux produits. Et les enfants et adolescents parce que, note le député Jean-Marie Le Guen, président du groupe d’études sur l’obésité à l’Assemblée nationale, dans un ouvrage consacré au sujet, ils "suggèrent et influencent les choix familiaux. Ils exigent pour eux puis décident pour la famille". Mieux, écrit-il, pour les industriels, "l’investissement est d’autant plus rentable que des études ont montré que deux tiers des produits consommés par les enfants de 6 à 12 ans le seront encore quand ils auront atteint l’âge adulte". Il s’agit donc seulement de prendre date.

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EN SAVOIR PLUS

Livres

- N’avalons pas n’importe quoi  !, Fabiola Flex, éd. Robert Laffont / Denoël, 2005

- Obésité, le nouveau mal français, Jean-Marie Le Guen, éd. Armand Colin, 2005

Etudes
- "L’influence de la publicité télévisée sur les préférences et les comportements alimentaires des enfants", UFC-Que choisir

- Les nouveaux apports de la science et de la technologie à la qualité et à la sûreté des aliments (Assemblée nationale->www.assemblee-nationale.fr])

Sur le Net

- Agence française de sécurité sanitaire des aliments  (Afssa)

- Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes)

- Association nationale des industries alimentaires  (Ania)


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