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Le téléphone m’a sonnée (suite)
lundi, 2 février 2004 / Zoé TILLEUL /

Lyonnaiserie déterminée à prendre les voies buisonnières et collectives du journalisme, à ses heures perdues surfant un peu sur les ondes et les fréquences libres du Web.

Conjugaison commerciale

...Dans cette formation, on nous apprend aussi à ne parler qu’au présent, décrété "temps de la décision", de l’instant, du bonheur. "Jamais un téléacteur n’utilise le futur", qui remet l’acte de consommation à plus tard. Ni le passé, temps défaitiste. Encore moins le conditionnel, "peu rassurant". Jamais un téléacteur ne parle à l’impératif, "mode trop dirigiste, impoli" ! Surtout, "les phrases négatives sont interdites". Ne pas dire ne pas. Bref, emplir la conversation de superlatifs, de joie et de sourires. Car "le sourire s’entend au téléphone". C’est la règle numéro 1. Armée de ces quelques ficelles, je me suis donc transformée - oh, pardon -, je me transforme en parfaite téléactrice.

Un argumentaire prêt-à-réciter

Au premier abord, c’est très simple. Inutile de pianoter sur les touches du téléphone, un ordinateur compose à la chaîne les numéros pour nous. Nul besoin d’être bon commercial, un argumentaire précis est écrit pour chaque produit. Nous devons le suivre à la lettre, en y mettant le ton. D’abord des "bonjours", suivis par une présentation de l’offre, de la manière la plus agréable possible. Toujours terminer par : "Est-ce que je vous en fais bénéficier ?", euphémisme enchanteur et vendeur. Cet argumentaire défile sous mes yeux, sur mon écran d’ordinateur. Chaque fois que le client approuve, je clique et passe à l’étape suivante. Si le client m’arrête, je dispose de plusieurs petits textes dans d’autres fenêtres conçues d’avance pour répondre à ses hésitations. Objecte-t-il "c’est trop cher" ou "je prendrai ma décision plus tard" ? La réponse s’affiche aussitôt à l’écran. A moi de la réciter, en y mettant le ton.

90 contacts en 4 heures

Pour ce poste, la patronne nous avait prévenu, il faut faire preuve d’une "résistance à l’échec et à la répétitivité". Là réside la vraie difficulté. Lorsque je signe mon contrat, je suis devenue un automate du langage. Je peux appeler 90 personnes en 4 heures de travail, avec juste cinq minutes de pause, et garder un ton enjoué et naturel en débitant tout mon texte sous un faux nom. Au début, je ne remplis pas complètement les objectifs, mais au fur et à mesure je rentre dans les cadres. Je "fais" assez de contacts, dix par heure. Et mes quatre ventes obligatoires...

Cliquez sur la case "rebuts"

Après quelques jours, je m’identifie à mon faux nom et à ma fausse entreprise. Quand j’appelle pour vendre des offres France Telecom, des personnes me confient leur souci sur une option ou une facture. Je fais semblant de suivre leur dossier. Cela m’est en fait impossible. Je deviens cynique. Je sais que "nous sommes là pour faire de la vente, pas du conseil", comme le martèlent nos chefs. J’ai appris à me débarrasser des clients trop vieux ou parlant mal le français en cliquant dans la case "rebuts", entre la case "répondeur" et "ne répond pas".

Stress en cascade

Le plus dur reste le stress. Le mien et celui des autres. Sur le plateau, tout le monde épie tout le monde en menant des écoutes cachées. Les entreprises clientes peuvent se brancher à tous moments sur les lignes, et exigent du pédégé qu’il atteigne les objectifs fixés. Le patron, qui prospecte de nouveaux contrats, surveille les superviseurs et leur met la pression commerciale. Ces derniers écoutent en permanence les cabines et réprimandent personnellement les téléacteurs qui ne respectent pas les rendements. Tout en bas de l’échelle, les télévendeurs récupèrent donc une chaîne de stress qui commence très haut, lorsqu’une entreprise a décidé de confier une mission commerciale à un call-center. Alors avant de raccrocher, souhaitez-leur bon courage.

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