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Le piège meurtrier du coton OGM indien
mardi, 10 octobre 2006
/ Matthieu Auzanneau / Chargé de la prospective et du lobbying au Shift Project, think tank de la transition carbone, et blogueur invité du Monde |
Les plantes génétiquement modifiées sont-elles une chance pour les paysans des pays pauvres, comme l’affirment les entreprises qui les commercialisent ? L’expérience du coton transgénique en Inde démontre l’inverse. Reportage.
Darli, petit village d’intouchables, une communauté soudée qui survit à l’Est de l’Etat du Maharashtra, loin de sa puissance capitale, Bombay. Les familles d’ici, comme presque toutes celles de la région, cultivent du coton transgénique. Elles sont criblées de dettes. A l’entrée du village, au milieu d’une plaine fertile, une banderole prévient qu’ici, champs et hommes sont à vendre. Aucun acheteur sérieux ne s’est encore présenté : Darli a d’abord voulu lancer un appel de détresse, avant qu’un de ses kisans (paysans) ne commette l’irréparable. Chaque année, tout autour du village, des centaines de planteurs de coton se donnent la mort. Le nombre de suicides a explosé depuis 2002, année de l’introduction en Inde du coton OGM. L’Etat du Maharashtra a recensé près de 4 100 morts volontaires en 2004, cinq fois plus que dans les années 1990. Dans la seule région de Nagpur, une organisation locale de kisans dénombre plus de 900 suicidés depuis la mousson de l’an dernier. 71 % d’entre eux avaient tenté l’expérience de la culture transgénique. Beaucoup ignoraient les risques encourus
En fait, l’arrivée du coton génétiquement modifié ne constitue pas la cause première des malheurs des petits planteurs indiens. Ces derniers ont eu recours aux graines OGM comme un perdant jette une dernière fois les dés. La plupart ont échoué : les dés étaient pipés. Depuis une décennie, les dizaines de millions d’Indiens qui dépendent de la culture du coton subissent à la fois la chute inexorable des cours mondiaux de la plante textile, et le démantèlement des protections tarifaires indiennes. Déjà lourdement endettés, les kisans se sont lancés en masse et à crédit dans le transgénique, qui atteint plus du tiers du coton récolté aujourd’hui dans le pays. Beaucoup ignoraient les risques encourus, et personne ne semble les avoir mis en garde.
La chef du village de Darli, Sujata Haloole, 32 ans, ignore ce que veut dire le mot "génétique". Comme la plupart des kisans interrogés, elle se contente de parler de ces "graines américaines" dont les marchands des bazars et les fonctionnaires disent tant de bien. La saison dernière, les semences de la firme américaine Monsanto, leader mondial des OGM, étaient vendues trois fois et demi plus cher que les variétés indiennes normales. Illettrés, les kisans ont souvent crû que de ce prix très élevé était justifié par des rendements supérieurs. Ni les vendeurs, ni les autorités ne les ont détrompés à temps.
En mai, l’autorité indienne de la concurrence a constaté que Monsanto faisait payer jusque-là 900 roupies la redevance sur son brevet BT, soit plus cher que n’importe où ailleurs : huit fois plus que ce que la firme réclame à ses clients américains, selon un avocat plaignant ! La firme de Saint-Louis (Missouri) bénéficie du monopole sur le seul brevet de coton OGM autorisé en Inde... En juin, New Delhi a condamné Monsanto à ramener son prix de vente à 750 roupies le sac.
Sans tracteur et presque toujours sans irrigation, les kisans ne pouvaient pas approcher les rendements des planteurs d’OGM américains et chinois. Presque sans barrières douanières ni subventions, l’expérience du coton BT était vouée à conduire les plus fragiles au désastre actuel. Les trois quarts des paysans de l’Est du Maharashtra sont désormais endettés auprès d’usuriers hors-la-loi, d’après une étude de l’institut Tata. Avant même son introduction en 2002, plusieurs ministres locaux et fédéraux présentaient le BT comme la solution à la crise traversée par les petits planteurs indiens. Même Bollywood a été appelé en renfort. Face au désastre des suicides, une vedette du cinéma maharathi, Nana Patekar, a récemment demandé pardon pour avoir fait la promotion du coton OGM. Pourtant, depuis la nouvelle mousson, les publicités dans les journaux et à la télévision sont plus nombreuses que jamais.
Dans les bazars agricoles, les grossistes font de préférence la promotion des graines transgéniques, qui leur permettent d’obtenir de meilleures marges. Les murs sont recouverts de publicités montrant l’embonpoint d’un kisan cultivant du BT. Nulle part la moindre affiche pour des variétés non-OGM. Toujours en monopole, Monsanto n’a d’ailleurs pas renoncé à faire payer très cher son brevet aux Indiens. La culture de sa première variété introduite, celle dont le prix a baissé, a connu de nombreux échecs avérés. Pour 1 300 roupies le sac de semence (soit encore près de trois fois la valeur des variétés locales conventionnelles), le géant américain propose maintenant "Bollguard 2", une nouvelle variété BT "mieux adaptée aux contraintes naturelles indiennes", selon un grossiste de Nagpur. Cet écart de prix maintenu entre variétés conventionnelles et OGM devrait continuer à faire les beaux jours à un marché florissant en Inde : celui des semences OGM pirates. Les paysans qui revendent illégalement des graines issues de cultures transgéniques sont nombreux en Argentine et au Brésil, et même tout près de nous, en Roumanie. Mais nulle part, ce marché noir n’a pris une aussi grande ampleur qu’en Inde.
Dasharoo Goma Atram, un intouchable de 52 ans, s’est pendu au toit de sa case en mai. Urkudabaï, sa femme, répète que les vers ont dévasté une partie de la récolte, malgré le BT. Le paysan n’avait pu se payer que des "graines américaines" de contrebande. Personne ne l’a prévenu que ces descendants illicites de graines OGM perdent souvent leur propriété insecticide au bout d’une à deux générations. Comment contrôler l’expansion des cultures transgéniques face à une contrebande aussi vaste ? Sous couvert d’anonymat, un haut fonctionnaire du ministère indien de l’Agriculture juge que seules des OGM stériles peuvent encore empêcher les paysans de revendre leur graines. Surnommées "Terminator" par les écologistes, ces plantes incapables de se reproduire sont proscrites par la convention des Nations unies sur la biodiversité. Pour l’instant. Cette interdiction est combattue par les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. L’expansion des cultures d’OGM pirates leur donne du grain à moudre. Monsanto a bon espoir : la firme vient de racheter en août le brevet "Terminator".
Les fibres du coton indien traditionnel sont courtes. Elles ne répondent plus à la demande des usines textiles, qui, y compris en Inde, réclament des fibres longues. Comme celles de Monsanto. Inadapté aux contraintes des petits planteurs indiens, le coton BT convient parfaitement aux besoins des industriels.
L’agriculture indienne est-elle en train de se moderniser au dépend d’une multitude de communautés de kisans démunies et incapables d’investir ? L’Inde vit depuis peu l’un des plus vastes mouvements de concentration agricole de son histoire. Les géants de l’industrie, à commencer par la famille Tata, rachètent les terres par dizaines de milliers d’hectares pour y mettre en place la standardisation et les rendements d’échelles qui ont fait leurs preuves aux Etats-Unis, en France ou au Brésil. Les usuriers auxquels la majorité des petits planteurs ruinés ont désormais affaire revendent volontiers les terres de leurs débiteurs devenus insolvables. De là à voir un lien de cause à effet...
(Reportage photo : Matthieu Auzanneau)
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