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Pour éponger la dette, stop aux paradis fiscaux
mercredi, 26 octobre 2011 / Jean Gadrey /

Professeur émérite d’économie à l’Université Lille 1. Collabore régulièrement à Alternatives économiques. Auteur de « Socio-économie des services », « Les nouveaux indicateurs de richesse », avec Florence Jany-Catrice (La Découverte, coll. Repères), « En finir avec les inégalités » (Mango, 2006) et « Adieu à la croissance » (Les petits matins/Alternatives économiques).

La dette publique ? Ce n’est pas une fatalité. Pour renflouer les caisses de l’Etat, il faut taxer davantage les plus riches, supprimer des niches fiscales et rapatrier l’argent des paradis fiscaux, avance l’économiste Jean Gadrey.

Il y a eu plusieurs textes et beaucoup de commentaires sur ce blog autour des dettes publiques, avec notamment des interventions bienvenues de A-J. Holbecq. Mais s’il est vrai que le fait d’avoir réservé aux marchés, c’est-à-dire aux grands spéculateurs du monde, la fonction de prêteurs aux états européens, a nettement amplifié les dettes, d’autres facteurs, souvent liés entre eux, ont joué et jouent encore. Je reviens ici sur le rôle de l’excès d’inégalités et sur celui de l’évasion dans les paradis fiscaux.

Dettes publiques et inégalités

Il en a déjà été question sur ce blog (voir entre autres mon billet du 24 novembre 2010), et bien d’autres économistes d’Attac ou « atterrés » ont développé cet argument : la crise financière, et celle des dettes publiques qui a pris le relais, sont pour une large part issues d’inégalités démesurées. Des inégalités dont le creusement est passé par de multiples stratégies des dominants : fiscalité injuste, niches et fraude fiscales, partage de la valeur ajoutée évoluant en faveur des profits et dividendes, privatisations de services publics… plus l’évasion fiscale, objet du second point.

Voici un indice supplémentaire du fait que les pays les plus menacés par le couple infernal (dette + marchés) sont en tendance les plus inégalitaires, ceux où les plus riches ont le plus ponctionné de revenus au détriment des plus pauvres (et au détriment des recettes publiques). Cette relation existait déjà en 2007, avant que les marchés ne viennent l’amplifier.

Si vous examinez ce graphique des coefficients d’inégalité de Gini (1) des pays de l’OCDE au milieu des années 2000, vous y repérez, à droite, soit du côté des pays plus (ou bien plus) inégalitaires que la moyenne, presque tous les pays très endettés dont on parle le plus : Grèce, Italie, Portugal, Japon, États-Unis, Espagne, Irlande…

Il existe des exceptions à cette corrélation : la Belgique (un peu plus endettée que la France et un peu moins inégalitaire), l’Espagne et la Grande-Bretagne (plus inégalitaires que la France mais un peu moins endettées). L’accumulation de dettes publiques a certes d’autres ressorts que l’inégalité, mais ce graphique va globalement dans le sens de la thèse d’une « crise des inégalités ».

Dettes publiques et paradis fiscaux

Un jeune économiste de l’école d’économie de Paris (pardon : Paris School of Economics, c’est plus classe), Gabriel Zucman, vient de recevoir un prix de l’association européenne d’économie pour une étude de qualité sur « The missing wealth of nations ». Il s’agit en l’occurrence des patrimoines financiers (actions, obligations et autres titres financiers) mis à l’abri dans les paradis fiscaux, dont la Suisse, le plus important (environ un tiers des patrimoines mondiaux cachés).

Gabriel Zucman (voir sa page) montre ceci, avec une méthode d’une ingénieuse simplicité (dans son principe) : « En 2008, environ 8% du patrimoine financier mondial des ménages était détenu “offshore”, dont 6% n’était enregistré nulle part comme actif… Selon toute vraisemblance, une grande partie des fortunes offshore appartiennent à des Européens : ces avoirs « invisibles » en comptabilité classique font passer la zone euro en positif vis-à-vis du reste du monde. À l’heure de la crise de la dette en Europe, cette information est vitale car elle nous montre que les pays européens sont dans une large mesure leurs propres créanciers (et non la Chine ou les pays du Golfe). Il ne s’agit pas de nier les problèmes de finances publiques, mais de réaliser que l’Europe possède, si elle en a la volonté politique, tous les moyens pour résorber la crise qui la frappe… » (extraits d’entretien).

La possibilité de mobiliser ces patrimoines financiers, devenus invisibles dans les comptes, pour contribuer à résoudre la crise des dettes n’est pas traitée par l’auteur. Mais certains chiffres peuvent aider à y réfléchir. Les actifs ainsi cachés seraient, en milliards de dollars ; de l’ordre de 4 500 (en 2008, année basse) à 5000 (en 2007 et probablement du même ordre en 2010), dont 45 % détenus par des agents européens, soit environ 2000 à 2200 milliards de dollars courants, AUTOUR DE 1 500 MILLIARDS D’EUROS. Une mesure énergique mais juste – il s’agit de fraude - consisterait à les récupérer intégralement. Mais même une récupération partielle d’un tiers, soit 500 milliards d’euros, ferait l’affaire. On rappelle que le fonds européen de stabilisation financière dispose d’une capacité d’intervention de 440 milliards d’euros…

Décidément, entre la récupération de la création monétaire par les pouvoirs publics, la réduction des inégalités (par une fiscalité très progressive débarrassée des « mauvaises niches » et une hausse des bas et moyens revenus et salaires) et la fermeture des paradis fiscaux, IL Y A LARGEMENT DE QUOI EN FINIR TRES VITE AVEC LES DETTES PUBLIQUES EXCESSIVES ET MORTIFERES. Pour l’instant, nos dirigeants, ceux du G20, qui ont partie liée avec le monde des affaires, restent sourds, aveugles et muets sur ces mesures. Il va falloir encore pousser ensemble pour les contraindre à les prendre avant la grande implosion qui approche.

(1) Le coefficient de Gini mesure l’inégalité des revenus dans un pays. La valeur 0 représente une égalité parfaite (tous les revenus sont identiques) et la valeur 1 une inégalité totale (une seule personne reçoit la totalité du revenu et les autres rien). Cet indicateur est dans les faits très fortement corrélé à deux autres indicateurs plus accessibles aux citoyens : le coefficient interdécile (rapport entre le plancher du dernier décile et le plafond du premier décile), et le rapport entre le revenu moyen du dernier décile et le revenu moyen du premier, un indicateur très intéressant mais peu publié.

Cet article a initialement été publié le 15/10/11 sur le blog de Jean Gadrey, hébergé par Alternatives économiques.


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