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KO agricole
jeudi, 19 janvier 2006
/ Bénédicte Foucher
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/ Toad
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"Agriculteurs pollueurs de rivières, paysans profiteurs de subventions..." Le monde agricole est taxé de tous les maux. Le bruit court même qu’il roule sur l’or. Mais que savons- nous vraiment de nos paysans ? A mille lieues des clichés, ils tentent surtout de (sur)vivre de leur métier. Terra Economica vous entraîne dans leur sillon.
"Avant, on nous demandait de produire plus. Puis ce fut moins. Aujourd’hui, c’est différemment." Daniel Carlier, la cinquantaine, est céréalier dans l’Indre, près de Châteauroux. Depuis cinquante ans, le monde agricole a considérablement changé. Au point, peut-être, de mourir à petit feu. "Aucune manifestation ne pourra jamais lutter contre cela. De toute façon, nous sommes de moins en moins nombreux, nous compterons de moins en moins", présage Bertrand Philippe, producteur de lait, de viande et de volaille en Saône-et-Loire. Autour de lui, les fermes se transforment en villégiatures et il sait bien, comme les autres agriculteurs, que faire pression sur "leur" ministre ne suffira bientôt plus.
Certes, aujourd’hui, dixit le dernier recensement agricole, plus de la moitié du territoire français est dédié à l’agriculture, ce qui fait de l’Hexagone la première puissance agricole européenne. Au total, et ajouté à l’industrie agroalimentaire, le secteur pèse 1,5 million d’emplois et a rapporté 8 milliards d’euros d’excédent commercial en 2004.
La France est ainsi le deuxième pays exportateur de produits agroalimentaires de la planète, derrière les Etats-Unis. Mais la part de l’agriculture dans le commerce extérieur se réduit comme peau de chagrin. L’époque du "pétrole vert", qui justifiait attentions et passe-droits, semble révolue. Le parcours de Jean-Philippe, 75 ans, le père de Bertrand, est symptomatique. En 1950, alors qu’il s’apprête à reprendre l’exploitation de son père, il s’engage dans la révolution agricole en marche, sous l’égide de la Jeunesse agricole chrétienne (JAC). "Nous étions remplis d’enthousiasme à l’idée de vendre nos produits, de concurrencer la production étrangère qui arrivait sur le marché", se souvient-il.
En 1956, débarque le premier tracteur du canton. Un événement. Puis la première coopérative d’utilisation du matériel agricole (Cuma), qui permet à tous de disposer de machines modernes. Hormis l’élevage de vaches charolaises, l’homme ajoute à son arc la production hors sol de lait et de volailles. "Aujourd’hui, j’accepte d’écouter les critiques qui nous sont adressées, même si elles me blessent. Car à l’époque, nous ne faisions que répondre à un très fort appel pour produire et nourrir les gens à bas prix." Viennent ensuite la coopération, le mutualisme, le syndicalisme, le crédit, le progrès des connaissances et des techniques, la politique agricole commune (PAC)... Au fil des ans, Jean s’est construit une place dans une agriculture de notables.
Car le secteur a mué. Le rendement - emblématique - du blé à l’hectare a progressé de 3,8 % par an entre 1949 et 1989. L’automatisation a gagné toutes les campagnes. La productivité du travail a quadruplé entre les années 60 et les années 90. Des progrès rendus possibles par la PAC, mise en place dès 1962. Les dérives du système sont aujourd’hui bien identifiées : accroissement infini des productions et des stocks, coût financier, mais aussi pollution provoquée par les excès d’engrais et de produits phytosanitaires, désertification générée par trop de spécialisation régionale. La réforme de 1992 a marqué un premier tournant.
Bertrand soupire : "Pour vivre, on doit produire toujours plus sur trois fois plus de surface ! J’entends dire que nous sommes des usines, mais je vous assure que je préfèrerais vivre avec trois poules et vingt-cinq vaches." Ironie du sort, le fils de "petits patrons", élevé au mythe de l’agriculture nourricière et indépendante, supporte mal d’être maintenu "en vie" grâce aux primes : "On nous le reproche tout le temps."
Moins importants dans la structure de l’économie française, les paysans se font également moins nombreux dans la population. Passés de 5 millions en 1900 à 1,5 million en 1982, ils ne sont plus que 600 000 aujourd’hui. Les exploitations se sont agrandies et spécialisées. Près de 20 % ont opté pour une forme sociétaire. La carte de la France se simplifie - s’appauvrit également - chaque année. On pratique les grandes cultures au Nord, l’élevage extensif dans les montagnes et l’élevage hors sol dans le grand Ouest. Seul l’effectif des plus grandes exploitations a progressé depuis 1988. La superficie moyenne s’est pour sa part étendue de moitié entre 1988 et 2001.
Enfin, dernière réalité : une toute petite partie des exploitants s’accapare, à elle seule, le gros des subventions européennes. Le temps est loin où des bataillons de jeunes agriculteurs pleins d’enthousiasme s’engageaient comme un seul homme dans les rangs de la JAC puis de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Cette "unité" du monde paysan, si souvent revendiquée par le syndicat majoritaire, au grand dam des organisations à la taille plus modeste, n’est plus.
D’autant que la réforme de la PAC a généré une grosse concurrence dans le monde paysan. Elle est double en fait. Entre les régions de production d’abord, mais aussi entre les agriculteurs. "Cela contribue à l’ambiance malsaine dans les campagnes, rapporte un conseiller de chambre d’agriculture. Chacun regarde dans le champ du voisin pour voir s’il ne pourrait pas lui racheter sa terre ou s’il ne touche pas plus de subventions que lui. Si elle a largement bénéficié à l’agriculture française, la PAC a aussi fait beaucoup de mal, en cassant les liens de solidarité."
En favorisant l’élevage industriel, elle a aussi détruit le lien très particulier que les fermiers entretenaient avec leurs bêtes. Avec la désertification, c’est toute une forme de sociabilité qui a quasiment disparu. Au point de créer des situations de solitude insupportables. Dernièrement, la Mutuelle sociale agricole (MSA) s’est inquiétée du nombre grandissant de suicides chez les agriculteurs - souvent des petits exploitants - qui subissent "une crise aussi grave que celle de la sidérurgie, à la différence que la restructuration se fait sans plan social, sans la compassion du public et dans le silence", selon le conseiller.
Profil type : un exploitant d’une quarantaine d’années, miné par des problèmes d’alcool, d’endettement et de solitude. "Les petits exploitants sont les plus touchés, explique le conseiller. Avec les aides de la PAC seuls les gens qui ne s’en sortaient pas sont restés dans l’agriculture. Or, aujourd’hui, il faut des reins très solides pour s’en sortir."
Signe des temps, le comportement des ménages agricoles se rapproche de plus en plus de celui des autres catégories sociales. Au métier d’agriculteur, on ajoute désormais une autre activité. Comme Edouard et Danielle, agriculteurs aux portes de la retraite dans le Morbihan, qui gèrent des gîtes à leurs "heures perdues", histoire d’arrondir les fins de mois. Agriculteurs sur plusieurs générations, ils devront sans doute vendre l’exploitation dans les années qui viennent. Aucun de leurs deux enfants ne veut reprendre l’affaire.
Pas vraiment une surprise. Près d’un agriculteur français sur trois a atteint, voire dépassé, la cinquantaine. En 2004, 10 000 agriculteurs âgés de moins de 40 ans se sont installés contre 32 000 cessations d’activité. Si les deux tiers des nouveaux installés sont des enfants d’agriculteurs qui reprennent l’exploitation familiale, leur profil se diversifie progressivement. Près de 40 % des nouveaux paysans ont une expérience professionnelle autre qu’agricole. Seuls 2 sur 3 travaillent à plein temps, les autres conservant un autre métier. Ils s’orientent souvent vers des niches lucratives ou des productions atypiques, comme l’agriculture biologique, voire marginale, comme la culture de végétaux ancestraux.
"Alors quel paysage pour demain ?" Avec la baisse probable du budget agricole en 2013, l’agriculteur va devoir se confronter de plus en plus au marché. Un contexte inédit auquel la France, qui encaisse 8 milliards d’euros d’aides agricoles chaque année, est loin d’être préparée. L’agriculture française - naguère poule aux œufs d’or - semble du coup en respiration artificielle. Déjà prise en sandwich entre, en amont, les vendeurs de matières premières et de produits phyto-sanitaires, et en aval, les gros groupes de distribution, l’agriculture constitue une activité de moins en moins autonome et peu rentable, quasi réduite à un rôle de prestataire de service.
L’autosuffisance alimentaire sera-t-elle toujours assurée ? Face à la libéralisation des marchés, une "consommation à deux vitesses" va-t-elle naître, avec d’un côté des produits de base importés, moins chers et fabriqués selon des normes moins sévères qu’en Europe, et de l’autre une agriculture nationale de haute qualité, réservée à quelques privilégiés ? Seule certitude : le nombre d’exploitations continue sa dégringolade. La Confédération paysanne agite déjà le spectre d’une France à "100 000 agriculteurs" d’ici à vingt ans. La fin d’un monde.
ALLER PLUS LOIN
Direction générale de l’Agriculture de la Commission européenne
Archipel paysan, la fin de la République agricole, Jean Viard, Bernard Hervieu, Ed. L’Aube, 2004, 128 pages.
Agriculture et monde agricole, Pierre Daucé, La documentation française, 2003, 160 pages.
La forteresse agricole, Gilles Luneau, Ed. Fayard, 2004, 806 pages.
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