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Développement et élan démocratique : l’amour vache ?
vendredi, 30 septembre 2011 / Julia Pascual /

Journaliste indépendante. Collabore à Terra eco depuis novembre 2010.

Les révolutions arabes amélioreront-elles les conditions de vie des populations ? La croissance affolante de la Chine poussera-t-elle le régime de Pékin dans les bras de la démocratie ? A voir. Car entre transfert du pouvoir au peuple et indices économiques, c’est «  je t’aime moi non plus  ».

Lundi 22 août 2011. Les rebelles libyens occupent la majeure partie de Tripoli, la capitale. Le leader Mouammar Kadhafi est introuvable. Scènes de joie… et déjà quelques doutes de taille. Le Conseil national de transition arrivera-t-il à créer les conditions d’un régime véritablement démocratique ? La manne pétrolière profitera-t-elle enfin à toute la population ? Et la croissance sera-t-elle au rendez-vous ? Car dans quel sens va l’histoire ? Le transfert du pouvoir au « peuple » – même avec des guillemets – est-il une condition du bon développement économique d’une société ? Ou est-ce le contraire ? L’œuf ou la poule, en quelque sorte. Faut-il qu’un pays affiche une croissance insolente pour que l’autoritarisme cède le pas à un partage du pouvoir ? Autant de questions qui traversent les révolutions arabes de 2011. Mais aussi certaines puissances, Chine en tête.

Le cas d’école chinois

L’empire du Milieu, justement, fait figure de cas d’école. Le régime autoritaire de Pékin s’est converti à l’économie de marché dans les années 1970 et affiche depuis plusieurs années une croissance à deux chiffres. La très bonne santé économique est là. Si c’est un préalable à la démocratie, on devrait être servi. Tôt ou tard. Car « la plupart du temps et dans la plupart des endroits, une croissance économique normale et durable conduit à un mouvement en direction de la démocratie politique », assure Benjamin Friedman. Pour ce professeur d’économie à Harvard, le lien de causalité ne fait pas de doute : « Quand il y a une élévation du niveau de vie pour une majorité de la population, les gens sont moins désireux de maintenir les autres dans un bien-être inférieur au leur. D’où un recul des discriminations et un mouvement vers plus de tolérance, de justice, de générosité… soit plus de démocratie. » Et pour la Chine alors ? « Même si c’est allé plus lentement qu’espéré, je suis optimiste », affirme le chercheur.

L’idée qu’il existe des pré-conditions économiques à la démocratie a été théorisée dès les années 1960 par le sociologue américain Seymour Martin Lipset. Il estimait que si les régions du monde les moins développées économiquement étaient aussi celles où la démocratie était la plus fragile, ça ne devait rien au hasard. Ses héritiers, eux, ont vu dans les réformes économiques entreprises durant certains régimes autoritaires un bon terreau pour une transition démocratique réussie. Presque un satisfecit décerné aux politiques menées par Park Chung-Hee (1963-1979) en Corée du Sud et Augusto Pinochet (1973-1990) au Chili ! « Cette idée, rappelle Alain Caillé, sociologue et fondateur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, était au cœur du consensus de Washington qui a constitué dans les années 1990 la doctrine du Fonds monétaire international. Il fallait impulser le développement par la dérégulation des marchés et la démocratie suivrait. » Mais alors, en signant des contrats commerciaux avec le colonel Kadhafi en décembre 2007, la France entendait-elle secrètement impulser un changement ? Voire précipiter la chute du Guide ? Ce serait beaucoup lui prêter.

La donne a fini par changer par d’autres voies. Mais si la démocratie s’installe pour de bon en Libye, permettra-t-elle au moins d’asseoir la croissance économique ? Revenons un peu en arrière. En juin 1990 exactement. A l’occasion de la 16e conférence des chefs d’Etat d’Afrique et de France, le président François Mitterrand prononce le célèbre discours de La Baule. Il annonce que « l’aide normale de la France sera [désormais] plus tiède envers les régimes qui se comportent de façon autoritaire sans accepter d’évolution vers la démocratie ». C’est qu’à la fin du XXe siècle, l’idée que l’économie peut tout, même redistribuer le pouvoir, a pris du plomb dans l’aile.

Ainsi, la plupart des pays africains – à l’exception notable du Sénégal qui a conservé le multipartisme démocratique hérité de la colonisation – sont plombés par un système de parti unique. Gangrénés par la corruption ou l’instabilité politique, ils ne voient pas l’ombre d’un décollage économique. Il est temps de reconsidérer le rôle du politique dans la bonne marche économique. Et même les institutions internationales les plus acquises au libéralisme s’arrêtent sur des notions jugées jusque-là comme anecdotiques : liberté d’expression, d’association, de la presse ; qualité des services publics ; indépendance de la justice… Et si tout ça n’était pas mauvais pour le développement ? Une « meilleure gouvernance aide à diminuer la pauvreté et à améliorer le niveau de vie », souligne Daniel Kaufmann (1), ancien dirigeant de la Banque mondiale.

Ventres affamés

Alors quoi ? Croissance et démocratie pourraient-elles marcher main dans la main, en bonnes amies ? En 2003, Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général de l’ONU (2), ne disait pas autre chose : « Pour se consolider, la démocratie politique doit trouver son prolongement dans des mesures économiques et sociales qui favorisent le développement, de même que toute stratégie de développement a besoin, pour être mise en œuvre, d’être validée et renforcée par la participation démocratique. » Ventre affamé n’a point d’oreilles… ni les moyens de s’investir dans la vie politique de son pays. De même, seule une participation au débat politique peut permettre aux pauvres de peser sur les décisions les concernant. « La démocratie et la croissance interagissent positivement », reconnaît Benjamin Friedman. Les deux phénomènes sont inscrits dans « un cercle vertueux qui dépasse la question de “ qui est arrivé en premier ? ” », tranche l’économiste britannique du développement Charles Kenny.

Mais éloignons-nous un instant de ce schéma idéal. Par endroits et par moments, la croissance économique, même fulgurante, se passe allègrement d’un partage du pouvoir politique. La prospérité se met alors à snober la démocratie… comme le ferait une ancienne amie grandie trop vite. Et revoici notre exemple chinois. En 2010, alors que le pays était sacré deuxième puissance économique mondiale, il était en même temps épinglé par l’ONG Freedom House pour détentions arbitraires, intimidation et harcèlement. Pékin ne semble pas relâcher la pression sur les défenseurs des droits de l’homme et autres activistes. Bien au contraire. C’est aussi en 2010 que le pays s’est tristement distingué en menaçant la communauté internationale de boycott si le prix Nobel de la paix était attribué à l’opposant Liu Xiaobo.

Intimidation et harcèlement

Notre belle équation s’écroule. « Le capitalisme a seulement besoin que les droits de propriété soient garantis, et cela est le cas même dans des régimes dictatoriaux », analyse Alain Caillé. Pis, dans les pays du golfe arabo-persique, « ce sont les dictatures qui ont développé les pays, explique ainsi Jean-François Seznec, professeur à l’université de Georgetown et spécialiste de la région. S’il y avait eu un système démocratique en Arabie Saoudite ou à Barheïn, l’énorme développement industriel n’aurait pas eu lieu car il a supposé des politiques que les populations n’auraient pas acceptées ». Et s’il y a eu, au cours de l’histoire de ces pays, des transferts de richesses, « cela s’est fait sans transfert du pouvoir politique ». Au contraire, ils ont contribué à faire taire les revendications des peuples. Bref, « depuis des décennies, on nous explique que le capitalisme marchand et la démocratie vont ensemble. Mais c’est l’illusion de la fin du XXe siècle », raille Jean-Louis Laville, économiste, sociologue et professeur au Centre national des arts et métiers.

La démocratie n’est pas, en tous temps et en tous lieux, le meilleur compagnon de jeu de la réussite économique. Et les révolutions arabes, ou les « indignés » espagnols, grecs ou portugais, sont là pour le confirmer. « A moyen terme, si vous voulez une transition démocratique, mieux vaut faire face à un effondrement économique », assure Charles Kenny. C’est bien la crise et les plans d’austérité qui, en Europe, poussent des milliers de personnes à réclamer une « démocratie réelle ». En Egypte ou en Tunisie, la croissance n’a pas été phénoménale ces trente dernières années. Pour Alain Caillé, c’est « la surproduction de diplômés sans emploi [qui] a été l’étincelle la plus directement explicative » des révoltes. —

(1) Voir l’article : « Governance Matters 2010 : Worldwide Governance Indicators Highlight Governance Successes, Reversals, and Failures » (septembre 2010).

(2) « L’interaction démocratie et développement, Rapport de synthèse » (Unesco, 2003).


Le développement durable a besoin de la démocratie

A l’équation croissance économique et démocratie, vient s’ajouter, depuis plusieurs années, une nouvelle inconnue : l’environnement. La prise en compte des dégâts de l’activité humaine sur la planète a mis en évidence les limites de la croissance. Changement climatique, pollutions, épuisement des ressources, croissance des inégalités dans les sociétés… D’après le rapport « Terre vivante 2010 » de l’ONG WWF, l’humanité utilise d’ores et déjà l’équivalent d’une planète et demie pour subvenir à ses besoins, principalement en raison de la « surconsommation » des pays les plus riches. Une situation qui n’est pas tenable et qui montre que les modes de vie « occidentaux » ne peuvent absolument pas être généralisés. A la lumière de cette donne, certains réaffirment l’impérieuse nécessité de faire appel à des processus démocratiques. Pour le sociologue Jean-Louis Laville, il est devenu impératif d’« élargir les formes de débats démocratiques pour décider de la trajectoire économique vers laquelle on veut aller ». —

- De la convivialité, dialogues sur la société conviviale à venir, d’Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche et Patrick Viveret (La Découverte, 2011).
- Politique de l’association, de Jean-Louis Laville (Seuil, 2010).
- Agir à gauche, l’économie sociale et solidaire, de Jean-Louis Laville, (Desclée de Brouwer, 2011).
- The Moral Consequences of Economic Growth (en anglais), de Benjamin Friedman, (Knopf, 2005).
- Le blog de Daniel Kaufmann


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