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Amin Maalouf : «  Repenser le monde  »
jeudi, 25 août 2011 / David Solon /

Président de l’association des Amis de Terra eco Ancien directeur de la rédaction de Terra eco

Changer radicalement de logiciel, c’est ce que propose Amin Maalouf pour sortir de la crise. L’écrivain dénonce l’aveuglement des secteurs économiques et politiques mais garde espoir. En quoi ? En l’Europe, malgré tout.

Crise financière, révolutions arabes, protestations urbaines, notre monde est-il à ce point déréglé ?

Le malaise que traverse actuellement le monde se manifeste de diverses manières. Tant de choses semblent échapper à tout contrôle ! La tourmente financière qui secoue la planète est évidemment l’un des signes de ce dérèglement. Quand on croit que la crise s’est apaisée, elle repart de plus belle. Et les solutions qui sont censées régler les problèmes en profondeur s’avèrent à chaque fois insuffisantes. Si bien que la crise de confiance se généralise. Et les rumeurs font le reste.

Avons-nous si peu retenu de la multicrise de 2008 – financière, monétaire, économique, écologique… – pour rechuter aussi vite ?

S’agissant de la crise financière, il me semble, en effet, que l’on n’en a pas vraiment retenu les leçons. Si j’écoute les analyses de professionnels de la finance, j’entends que les comportements n’ont pas changé, malgré le signal d’alarme de 2008. La Bourse ressemble toujours à un casino où même les banques classiques, les banques de dépôt, continuent à s’inviter à la table.

Les comportements sont encore pires concernant la question climatique ! Nous n’avons rien fait qui soit à la hauteur de la menace – réelle – qui pèse sur la planète. La conférence de Copenhague a clairement démontré l’absence de volonté collective face à ce péril. A quelques exceptions près, ni les pays développés ni les pays émergents ne se comportent de manière responsable. Rien, en tout cas, qui soit à la mesure de ce défi.

Ce dérèglement que vous décrivez n’est-il pas avant tout celui du capitalisme ?

Le capitalisme est bien entendu en crise. Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme. Il faut d’urgence donner davantage de place, dans le cadre d’une économie de marché, à des politiques qui ne recherchent pas seulement les résultats à court terme. Je prends un exemple : tailler dans les budgets du système éducatif porte ses fruits très rapidement si l’on raisonne en masse financière. Mais comment mesurer l’impact de coupes sévères dans l’éducation sur le long terme pour une société ? L’instabilité inquiétante dans laquelle se trouve le monde exige que nos choix politiques soient désormais guidés par la recherche d’autres équilibres que ceux dictés par la productivité et la rentabilité.

Lorsqu’on assiste à des explosions de colère, comme celles qui ont secoué l’Angleterre au cours des dernières semaines, on se dit qu’il est dangereux pour une société de laisser une partie de ses membres, notamment parmi les jeunes, au bord de la route. Le chômage, la diminution de la qualité de l’enseignement, le pourrissement de certains quartiers et, ce qui est bien plus grave encore, l’absence d’horizon, ce sentiment que l’avenir est bouché, c’est extrêmement grave. Nous avons besoin de bien gérer la cohésion sociale. Ce qui inclut aussi la gestion de la diversité. Car l’une des dimensions des troubles récents est manifestement ethnique, ce qui contribue à renforcer le sentiment d’exclusion et de discrimination. Pour moi, la gestion de la diversité est partout déficiente et quelquefois désastreuse.

Le monde est-il sans cap ?

Je pense que notre monde doit être repensé, et que l’on doit se demander de manière sérieuse : où allons-nous, et que devons-nous construire ? La fin des années 1970 a marqué une rupture dans la vision que l’on avait du rôle de l’Etat en Occident. Avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis, qui ont inauguré une « révolution conservatrice », marquée par une grande méfiance à l’égard du rôle de l’Etat comme à l’égard de la protection sociale. C’était le retour triomphal du monde d’avant le New Deal, d’avant l’Etat-providence. Les considérations sociales sont passées au second plan, ce qui a eu des conséquences profondes que l’on n’a pas toujours su évaluer, tant on était obnubilé par le désir de réduire les dépenses de l’Etat, de diminuer les impôts, de promouvoir la productivité.

Un tiers de siècle plus tard, nous vivons toujours dans un monde où ces idées sont prédominantes, où le conservatisme paraît avant-gardiste et où la défense des acquis sociaux paraît, à l’inverse, conservatrice et même passéiste.

La dégradation par Standard & Poor’s de la note financière des Etats-Unis est hautement symbolique. La confiance du monde est ébranlée…

Nous condamnons les Etats-Unis quand ils se comportent de manière arrogante et nous les supplions d’intervenir quand ils paraissent tentés par l’isolationnisme. Ils sont à la fois irritants et indispensables.

La remise en cause publique de leur crédibilité économique et financière devrait les inciter à redéfinir leur rôle. La première réaction de l’administration Obama était indignée, et on le comprend. Mais on peut espérer que ce « soufflet » symbolique finira par susciter une prise de conscience. Il est clair que les Etats-Unis vivent au-dessus de leurs moyens. Ils s’endettent trop, et ils consomment trop, ce qui pèse sur les ressources de la planète ; surtout si l’on considère qu’ils servent de modèle, et que des milliards d’êtres humains voudraient consommer comme eux. La pression sur les ressources énergétiques, minérales et alimentaires serait intenable si les sept milliards de nos contemporains qui seront sur terre fin octobre se mettaient à consommer, par tête d’habitant, autant que leurs congénères d’outre-Atlantique.

Sur un autre plan, il est clair que le statut d’hyperpuissance des Etats-Unis apparaît parfois aujourd’hui comme une responsabilité gigantesque, trop lourde à porter. On a vu, au cours des crises actuelles, que ni la Chine, ni la Russie, ni les pays émergents ne peuvent jouer un rôle similaire. Le seul bloc capable de s’élever à ce niveau, c’est l’Europe. Mais c’est, à la vérité, purement théorique, pour ne pas dire un vœu pieux.

L’Europe que vous souhaitez puissante et rayonnante mais dont vous pointez les faiblesses…

La construction européenne est l’une des entreprises les plus importantes de l’histoire de l’humanité. Que des dizaines de nations décident librement d’unir leur destin et de mettre derrière elles leurs conflits séculaires, c’est là une avancée remarquable. De ce point de vue, l’Europe devrait représenter un modèle, et un repère. Malheureusement, cet espace traverse aujourd’hui une crise grave qui exige un sursaut. Les acquis des soixante dernières années sont menacés, et le risque est grand de voir se renforcer les tendances xénophobes et les tentations séparatistes. Pour retrouver une Europe qui ose aller de l’avant, nous devons œuvrer pour que les citoyens aient un sentiment d’appartenance réelle à l’Europe, qui transcende les autres appartenances sans toutefois les abolir. De mon point de vue, cela exige de construire l’Europe culturelle comme on a construit l’Europe économique, avec la même détermination.

Vous imaginez une Europe capable de guider le monde sur ses valeurs d’intégration, de solidarité, d’écologie et de raison économique. N’est-ce pas utopique ?

Je suis persuadé que l’Europe a une mission importante à accomplir envers le reste du monde, et j’ai le sentiment qu’elle ne la remplit pas aujourd’hui, ou alors de manière très incomplète. Nous assistons, depuis le début de cette année, à un bouleversement historique majeur en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Face à ces événements qui se déroulent dans son voisinage immédiat, l’Europe adopte parfois une attitude frileuse, sans vision à long terme et sans grande générosité. Mais souvent aussi elle adopte une attitude de principe, saine et courageuse ; malheureusement, elle s’essouffle vite, parce qu’elle ne s’est pas donnée les moyens nécessaires pour jouer pleinement son rôle sur la scène internationale. —

Amin Maalouf

Né à Beyrouth (Liban) en 1949, Amin Maalouf vit à Paris depuis 1976. Après des études d’économie et de sociologie, il devient grand reporter. Ancien directeur de l’hebdo An-Nahar International, puis rédacteur en chef de Jeune Afrique, il se consacre aujourd’hui à l’écriture. Amin Maalouf est l’auteur de Léon l’Africain, Samarcande, Le Rocher de Tanios (prix Goncourt 1993)… Il a publié Le dérèglement du monde en 2009. En juin dernier, il est élu à l’Académie française.