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Guerre des terres sur le plateau de Saclay
mercredi, 29 juin 2011 / Cécile Cazenave

Un campus scientifique d’envergure européenne, voilà l’avenir que l’Etat réserve à ce territoire francilien. Mais ses agriculteurs n’entendent pas se faire déraciner. Hectare par hectare, ils résistent et parfois l’emportent !

Elodie Vilain contemple son champ fraîchement retourné. Sur cet hectare tout en longueur du plateau de Saclay, hérité de son père agriculteur, elle imagine carottes, poireaux et tomates sortir un jour de terre. A 22 ans, la grande jeune femme est décidée : elle veut devenir maraîchère. Encore un an d’études et elle se lance. Si le Grand Paris (lire encadré page suivante) ne lui dévore pas ses terres d’ici là.

Car le plateau de Saclay, à cheval sur le sud des Yvelines et le nord de l’Essonne constitue un îlot agricole convoité, à 15 km du périphérique parisien. Ces quelque 2 700 hectares de terres cultivées au milieu d’un océan urbain, Nicolas Sarkozy les a désignés, en janvier 2008, pour qu’y soit implanté l’un des plus grands campus scientifiques d’Europe. Depuis 2009, l’aménagement du plateau de Saclay a acquis le statut d’Opération d’intérêt national (OIN), pilotée par l’Etat. Déjà terre d’accueil de Polytechnique, du CNRS, du Commissariat à l’énergie atomique…, cette Silicon Valley à la française rassemblera, d’ici à 2020, 80 000 chercheurs et étudiants de plus d’une vingtaine d’institutions de recherche prestigieuses transférées depuis d’autres sites, comme l’Ecole normale supérieure de Cachan, l’Ecole des mines, etc. Mais tous ces chantiers menacent de dévorer l’espace. Or, pour ceux qui les labourent, les hectares sont comptés.

« Les aménageurs ont vu le plateau comme une tache blanche sur une carte topographique : c’est faux ! Il y a des céréales, des vaches laitières et des plants de fraises ! », s’enflamme Cyril Girardin, le président des Jardins de Cérès. Cette Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), l’une des premières d’Ile-de-France, fondée il y a huit ans, est devenue le QG de la contestation citoyenne. « A travers les produits qu’ils consomment et la rencontre avec les producteurs, les gens réfléchissent au territoire qui les entoure », explique Cyril Girardin. Ici, on aime dire que les patates cultivées sur le plateau pour l’Amap ont aussi une vocation politique. Réunis en collectif avec d’autres associations, les fidèles des Jardins de Cérès ont joué les vigies face à la machine étatique.

D’ailleurs, le plus gros de la bataille est gagné. En 2005, Dominique de Villepin, alors Premier ministre, n’envisageait rien moins que la construction de 150 000 logements sur le plateau. Une ville nouvelle, plus grosse encore que celle, toute proche, de Saint-Quentin-en-Yvelines, aurait, d’après les connaisseurs du dossier, englouti la moitié des terres. Mais face à la fronde des élus locaux, non consultés, le projet tombe aux oubliettes.

« Sanctuariser les terres »

En 2008, le gouvernement Fillon déterre le dossier. Le secrétaire d’Etat chargé du développement de la région capitale, Christian Blanc, et la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Pécresse, rivalisent d’ambitions pour créer un campus d’envergure internationale.

Sur le plateau, c’est le branle-bas de combat ! A force de courriers, de rencontres et de discussions avec les parlementaires, associations et élus locaux réussissent à faire introduire un amendement dans la loi sur le Grand Paris votée en juin 2010. Elle stipule désormais que le plateau de Saclay devra conserver « au moins 2 300 hectares » de terres agricoles. Les aménageurs ne pourront prendre « que » 400 hectares aux agriculteurs. « Sanctuariser les terres agricoles dans un cadre législatif, c’est une innovation incroyable !, se réjouit Hervé Hocquard, maire UMP de Bièvres, dans l’Essonne. Finalement, sans le projet du Grand Paris, les terres auraient été grignotées petit à petit. » L’élu anime depuis plusieurs mois la commission agriculture et environnement de l’Etablissement public de Paris Saclay (EPPS) créé dans la foulée de la loi. A elle de résoudre la question qui fait mal : à qui prendre les 400 hectares à urbaniser ? Pour monsieur le maire, il semble y avoir consensus : les franges du plateau seront sacrifiées, par petits morceaux. Mais pour les militants associatifs, le diable se niche précisément dans les petits morceaux.

L’effet domino

Ce samedi, dans la cour de la ferme Vandame, à Villiers-le-Bâcle, dans l’Essonne, c’est jour de distribution. Les 300 adhérents des Jardins de Cérès viennent chercher pommes de terre, farine, viande, champignons, miel et fromages. Des conciliabules ont aussi lieu entre les tréteaux installés contre la vaste grange. Au bon soleil de mai, le jeune président de l’Amap, chapeau de paille vissé sur la tête, discute avec celui de l’Association des amis de la Vallée de la Bièvre. Ils profitent de l’occasion pour distribuer aux présents une nouvelle motion, signée par une dizaine d’associations, qui avertit les aménageurs : pas question de baisser la garde. « A raison de quelques dizaines d’hectares par-ci par-là, les agriculteurs finiront par mettre la clé sous la porte ! », assène Cyril Girardin.

Au bout des champs de la ferme de la Martinière, la plus à l’est du plateau, siège l’Ecole polytechnique. C’est probablement à ce campus que s’agrègeront ceux à venir. Signe avant-coureur : d’étranges verrues, des bâtiments modernes et encore vides, se dressent déjà à l’horizon. Les 220 hectares de maïs, blé, colza et féveroles de la famille Laureau sont en première ligne. « S’ils me prennent 50 hectares, l’exploitation sera fragilisée : j’ai un salarié, il faudra peut-être le licencier », murmure Emmanuel, 46 ans, quatrième génération de cultivateurs.

Ce que tout le monde redoute ici, c’est l’effet domino. Sur le plateau de Saclay, une dizaine de fermes familiales, dépendantes les unes des autres, se partagent le territoire. Semoirs, laboureuses, moissonneuses-batteuses, ces machines très coûteuses sont amorties par la mise en commun. « Nous sommes presque tous liés par des échanges de matériel ou de travail : un morceau de terrain en moins chez moi, c’est une menace pour les autres », lance Benoît Dupré, exploitant de la ferme de Viltain, située en bordure nord du plateau.

« Qu’ils urbanisent les golfs ! »

On guette donc, depuis des mois, les informations parcellaires qui filtrent de l’EPPS. On se moque des comptes d’apothicaires parfois divulgués : il fut un temps question de considérer comme terres agricoles les terrains herbeux de l’aéroport de Toussus-le-Noble, à l’ouest. « On va leur mettre du maïs entre les pistes et on verra si les avions décollent !, peste Christophe Hillairet, le président de la Chambre d’agriculture d’Ile-de-France. Qu’ils urbanisent donc les parcours de golf : pourquoi les terres des agriculteurs sont-elles toujours la seule variable d’ajustement ? »

C’est aussi ce que se demande Emmanuel Vandame. Debout entre les rangs de maïs à peine sortis de terre, il désigne les larcins des corbeaux. Les volatiles ont picoré un dixième des semis. L’agriculteur se frotte aux déboires des cultures sans chimie. Toutefois, il espère récolter l’année prochaine 17 hectares de blé bio. La ferme vient aussi de s’équiper d’un four à pain à 220 000 euros pour transformer la farine. Ces investissements pèsent lourd dans les comptes. « Pour l’instant, impossible de passer toutes mes terres en bio : nous sommes trop juste », concède-t-il. Au bout du champ, la départementale émet son ronron. Bientôt, les milliers de chercheurs qui débarqueront sur le plateau l’emprunteront chaque jour. Car en plus de travailler sur ce territoire, ils devront y circuler. « Ils veulent tripler la route ! », lance-t-il, rageur. Qui, dans ce cas, construira les ponts ou creusera les tunnels pour laisser passer son tracteur ? Et Elodie, l’apprentie maraîchère ? Trouvera-t-elle dans cet enchevêtrement d’infrastructures un espace pour implanter un hangar ? Car c’est là, à quelques centaines de mètres de la N118, qui passe en contrebas de son champ, qu’elle veut vendre ses fruits et légumes. Tout près se situe l’échangeur routier qui dessert l’IUT d’Orsay. L’emplacement lui assurerait des clients nombreux. « Les débouchés, ça ne m’inquiète pas : il y a beaucoup de demande sur le plateau !, confie-t-elle. Mais si on me prive de mes terres et de mon hangar, où vais-je me mettre ? »

Arbitrages cet hiver

Les futures carottes d’Elodie pèseront-elles dans la balance au moment des derniers arbitrages, sans doute l’hiver prochain ? Le hiatus qui s’est enraciné entre les grands aménageurs mandatés par l’Etat et les habitants du plateau est vécu douloureusement. A l’Amap des Jardins de Cérès, il a fallu plusieurs années de démarches administratives pour installer un producteur de poulets bio sur quatre hectares loués par Emmanuel Vandame. « Les urbanistes, eux, nous en prennent des centaines, en quelques mois… », dénonce, amer, Cyril Girardin. La petite phrase de Marc Véron, président du directoire de la Société du Grand Paris, résonne encore dans les oreilles de certains : « Savoir si nous allons traverser un champ de pommes de terre ou je ne sais quoi, tout cela est d’un niveau assez dérisoire par rapport aux enjeux », lâchait, un soir de novembre dernier, lors d’une réunion publique à Jouy-en-Josas (Yvelines), la tête pensante du futur grand métro.

Sur le plateau de Saclay, cet ancien marais drainé par les ingénieurs de Louis XIV, composé de riches limons, on a pourtant l’intime conviction que cultiver n’est pas un détail. Alors qu’il n’a pas plu une goutte depuis des semaines, Emmanuel Vandame gratte la terre du doigt. Et l’humidité apparaît, à quelques centimètres seulement. « Que l’Etat fasse ce qu’il veut, mais qu’il n’oublie pas qu’il est en train de prendre les terres les plus fertiles d’Ile-de-France. » —


Grand Paris, grosses ambitions

Relançant un vieux débat sur le devenir de l’Ile-de-France, le président de la République Nicolas Sarkozy livre, le 26 juin 2007, à l’aéroport de Roissy, ses ambitions pour la capitale et sa région. Quatre ans plus tard, cette ambition de faire de l’agglomération une ville-monde, un centre attractif pour toute l’Europe, s’écrit dans le Grand Paris. Le projet, qui réunit acteurs institutionnels, pouvoirs publics, collectivités territoriales… comprend le développement de différents pôles, comme une cité financière à la Défense, un pôle santé et biotechnologies dans le sud parisien, ou encore le « cluster » scientifique et technologique de Saclay, dont le développement est assuré par l’Etablissement public de Paris Saclay. A ces aménagements urbains s’ajoute le projet de construction d’un métro géant sillonnant toute la région et desservant notamment ces pôles. C’est la Société du Grand Paris qui pilote ce volet particulier.

- L’association Terre et cité réunit les acteurs du plateau de Saclay (élus, agriculteurs, associations, habitants, chercheurs…) pour dialoguer.
- L’Etablissement public Paris Saclay
- L’Amap « Les Jardins de Cérès »