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Droits de l’homme et catastrophes nucléaires
mardi, 22 mars 2011 / François Gemenne /

François Gemenne est directeur du projet « Politiques de la terre à l’épreuve de l’anthropocène » au Médialab de Sciences Po, et chercheur en science politique à l’université de Liège et à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (CEARC). Il est notamment l’auteur de ‘Géopolitique du Climat’ (Armand Colin, 2015).

Comme les évacués de Tchernobyl, les évacués de Fukushima sont condamnés à refaire leur vie ailleurs. Du devoir d’informer au devoir de protéger.

Il faudra sans doute plusieurs années pour prendre la pleine mesure des conséquences de la catastrophe de Fukushima, et notamment des conséquences sanitaires du rejet de particules radioactives sur la population.

Par précaution, le gouvernement japonais a décidé d’évacuer les populations habitant dans un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale. C’est sans doute insuffisant – les Etats-Unis recommandaient d’étendre ce périmètre à un rayon de 80 kilomètres autour de la centrale. Après la catastrophe de Tchernobyl, on avait évacué les populations vivant dans un rayon de 50 kilomètres autour du réacteur, et notamment la totalité de la ville de Pripyat. J’ignore quelle forme de compensation ces populations recevront, si elles en reçoivent une. Une chose est certaine en revanche : ces gens ne rentreront jamais chez eux. Les particules de césium 137 qui ont été rejetées par la centrale restent radioactives pendant 30 ans. Comme les évacués de Tchernobyl, les évacués de Fukushima sont condamnés à refaire leur vie ailleurs. Et je doute fort qu’on les ait avertis de cela quand on a procédé à leur évacuation – c’était courir le risque qu’ils ne veuillent pas partir.

Les Etats ont pourtant un devoir d’informer leurs populations dans ce genre de situation. L’ironie du sort veut qu’ils aient pris cet engagement à Kobe, au Japon, en janvier 2005. Ce devoir d’information est réaffirmé dans les principes directeurs sur la protection des droits de l’homme dans les situations de catastrophes naturelles, publiés au début de cette année par le Comité Permanent Inter-Agences (IASC).

Si je mentionne ceci, ce n’est certainement pas pour accabler le gouvernement japonais, mais parce que je pense qu’il est utile de s’interroger sur la conception que les Etats occidentaux se font de leur devoir d’information en matière de sécurité nucléaire. Dès qu’il s’agit de sécurité nucléaire, le devoir d’informer devient vite une obligation de rassurer, quitte confine parfois au mensonge éhonté.

Dès l’annonce du désastre, ministres et industriels se sont précipités, en France et ailleurs, pour minorer l’ « incident » et rassurer populations et actionnaires. Dans un pathétique concours de rhétorique des superlatifs, chacun assurait que son parc nucléaire était « le plus sûr du monde », dans lequel une catastrophe comme celle de Fukushima « n’aurait jamais pu se produire ».

Qui peut croire un seul instant ces mensonges ? Qui peut croire que le gouvernement japonais aurait mis en service la centrale de Fukushima, s’il avait pu prévoir le tremblement de terre du 11 mars ? Qui aurait pu prédire, au début de la construction de la central de Tchernobyl en 1970, à une époque à l’URSS envoyait dans l’espace le Spoutnik et Youri Gagarine, l’état de délabrement et de déréliction dans laquelle elle se trouverait en 1986 ? Qui pouvait croire, une fois la catastrophe avérée, que le nuage radioactif qui recouvrait l’Europe s’arrêterait comme par magie aux frontières de la France ? Qui peut encore croire, aujourd’hui, à ces parcs nucléaires « les plus sûrs du monde », à l’impossibilité de la catastrophe ?

Si les Etats mentent si souvent à leurs citoyens en matière de sécurité nucléaire, ce n’est pas seulement à cause des intérêts économiques considérables qui sont en jeu. C’est aussi, je crois, pour masquer le fait qu’ils ont souvent failli à leur devoir premier, qui est la raison d’être de leur existence : celui de protéger leurs citoyens.

Et en effet, qu’apprend-on aujourd’hui ? Que la Suisse, l’Allemagne, et d’autres, sont pris de remords, et suspendent leur programme nucléaire pour revoir les procédures de sécurité. Que le gouverneur de l’Etat de New York, Mario Cuomo, veut fermer la centrale d’Indian Point, parce qu’elle est construite sur une faille sismique. Que la centrale de Diablo Canyon, en Californie, ne dispose pas d’un plan de secours en cas de tremblement de terre. Que parmi les prochains candidats à l’acquisition de centrales nucléaires, on trouve le Chili, qui a enregistré l’an dernier l’un des plus forts tremblements de terre de l’Histoire, ou le Bangladesh, sujet non seulement aux tremblements de terre, mais aussi à des inondations récurrentes et catastrophiques, qui seront demain aggravées sous l’effet du changement climatique.

Trop souvent, l’Etat a manqué à son devoir de protéger. Les centrales nucléaires apparaissent aujourd’hui bien vulnérables et fragiles face aux catastrophes et au terrorisme, sans même aborder la question des déchets. Plus largement, le simple recours à l’énergie nucléaire constitue-t-il, pour l’Etat, un manquement à son devoir de protection ? C’est, au fond, la question que beaucoup posent aujourd’hui.